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Moyen Orient et Monde - Entretien

« L’Occident est fatigué du Moyen-Orient »

À travers une réflexion sur l'état de violence dans la région, Hamit Bozarslan revient sur la fin d'une longue séquence historique et sur l'écroulement de l'ordre établi depuis le démembrement de l'Empire ottoman, sans que d'autres imaginaires ne se présentent à l'horizon.

Des miliciens de Fajr Libya lors des affrontements avec les forces loyalistes, à l’ouest de Tripoli le 25 mai 2015. Mahmud Turkia/Archives AFP

Dans son livre Révolution et état de violence, Moyen-Orient 2011-2015, Hamit Bozarslan, docteur en économie et en sciences politiques, et directeur de recherche à l'EHESS Paris, tente de comprendre l'origine de la violence dans laquelle bascule le monde arabe à partir de 2011. Il esquisse une typologie des révolutions en mobilisant le concept de « crise révolutionnaire » comme les réflexions d'Ibn Khaldoun, Tocqueville et Marx, et dresse un parallèle avec la situation de l'Europe en 1848. Dans un nouveau contexte historique marqué par l'effondrement de l'État, la violence est principalement interne et symptomatique de l'implosion des sociétés : ce sont désormais les logiques confessionnelles et tribales qui fondent l'appartenance, la mouvance d'el-Qaëda ayant progressivement rempli le vide laissé par la décomposition des États et l'échec de la modernité politique.
Retour sur un ouvrage incontournable pour comprendre les nouvelles conflictualités et les dynamiques à l'œuvre dans l'arc de crises moyen-oriental.

 

Quels rapprochements faites-vous entre Marx et Tocqueville, deux penseurs aux antipodes ?
Les deux penseurs se situent dans des camps opposés : l'un est défenseur des révolutions dont il voit les impasses, l'autre adversaire des contestations sociales et politiques dont il comprend les raisons et les dynamiques. Ce sont leurs postures critiques respectives par rapport à leurs propres points de départ qui les rapprochent. Marx saisit très tôt comment la lutte des classes, d'une rare âpreté, débouche sur la formation d'un pouvoir à l'autonomie élargie qui surplombe les rapports de classes. Et Tocqueville voit parfaitement que la question sociale s'impose comme une question majeure du siècle. Les deux donnent d'ailleurs une description comparable de l'épuisement de l'ancien système sous le poids des contradictions structurelles.

 

(Lire aussi : Échapper au piège de la violence au Moyen-Orient)

 

Quelles sont les différences structurelles entre les parcours révolutionnaires tunisien et égyptien, et les autres terrains de contestation ?
Centralisées depuis le début du XIXe siècle, avec la capitale jouant un rôle central, largement détribalisées, à l'abri des conflits confessionnels intramusulmans, la Tunisie et l'Égypte disposaient de sociétés ouvertes, mais de pouvoirs cartellisés sans dynamisme aucun. La gestion lamentable des crises par les régimes, incapables de construire des blocs hégémoniques intégrant de larges parts des sociétés, a rendu inévitable le retrait – provisoire – de l'armée des dispositifs coercitifs et a permis le lâchage des raïs par les puissances occidentales.
En Libye, au Yémen ou en Syrie, la capitale n'a pas eu de réelle fonction fédératrice et les facteurs tribaux et/ou confessionnels ont constitué de lourdes hypothèques sur l'espace politique. Contrairement aux régimes vieillissants tunisien et égyptien, ceux de Libye, du Yémen et de Syrie disposaient d'une nature milicienne, et donc de ressources de coercition et de mobilisation considérables.
Au-delà des facteurs structurels, je suis pétrifié par les dynamiques de la conjoncture, avec une extrême fragmentation du temps et de l'espace. La forme que la violence prend ne s'explique pas exclusivement par des facteurs structurels, le conjoncturel dictant une chronologie vertigineuse : les dynamiques présentes à un moment donné s'épuisent à grande vitesse, nécessitant le passage à une violence plus intense. De locaux, avec une historicité propre, les conflits deviennent parties intégrantes de ce qu'on peut appeler une guerre civile arabe, une guerre confessionnelle à l'échelle régionale et une guerre impliquant, en adversité ou en collaboration, les puissances mondiales. Au printemps 2011, on était tous effarés du fait que la répression syrienne avait fait 300 victimes. Aujourd'hui, on en est à 300 000. Les structures tribales ou confessionnelles, ou la nature des cartels au pouvoir, ont permis de mobiliser de considérables ressources de mobilisation et de violence, mais celles-ci ont elles-mêmes exercé des effets transformateurs sur les conflits.

 

(Lire aussi : La crise entre l'Iran et l'Arabie réveille les craintes d'une nouvelle guerre civile en Irak)

 

Vous considérez que les facteurs externes n'ont joué qu'un rôle secondaire dans les crises révolutionnaires alors que les ingérences extérieures ont toujours été déterminantes pour paralyser l'émergence d'États cohérents et stables. Pourquoi minimiser leur rôle dans les crises libyenne et syrienne ?
Il ne s'agit pas de minimiser le passé, ni la division du monde arabe ou les pouvoirs mandataires ou coloniaux, ni la création de l'État d'Israël ou la guerre froide, ni les guerres post-1979 ou post-1989. Mais se référer constamment aux interventions externes produit un effet de déculpabilisation, problématique d'un point de vue citoyen. L'Occident n'était pour rien dans l'épisode de Karbala, la guerre civile algérienne n'était pas une conséquence des interventions occidentales et les premières implications réelles de l'Occident en Syrie ne datent que de mi-2014. À cela, ajoutons un autre fait : l'Occident, notre mastodonte imaginaire, est fatigué du Moyen-Orient, du monde musulman, voire de l'islam, qui passe aujourd'hui pour une religion de violence et de peur. Comment expliquer ces milliers d'attentats-suicide organisés par les militants issus du Moyen-Orient (et dans une Afrique qui y est désormais intégrée) et dont les victimes sont, dans leur quasi-totalité, des Moyen-Orientaux et des Africains. Le temps est venu de penser les sociétés moyen-orientales à partir de leur capacité à construire une cité, leur cité.

 

Votre analyse de l'effondrement de l'État a été faite par beaucoup d'intellectuels qui ont articulé cette réalité aux transformations intervenues dans l'ordre mondialisé. Or, vous ne faites pas directement ce lien avec l'approche générale des évolutions dans lesquelles s'inscrivent les grands bouleversements du monde arabe. Pour quelle raison ?
Si je ne fais pas de comparaison avec la crise de l'ordre dit néolibéral, je propose une lecture s'inspirant d'autres phases d'effondrement telles qu'on a pu observer en Europe du XXe siècle. Je ne ferai certainement pas un parallèle entre ce qui se passe au Moyen-Orient aujourd'hui et les années 1930-1940, mais les réflexions de philosophes, etc. comme Arendt, Benjamin, Bloch, Kraus, Zweig, Weil ou Freud (Malaise dans la culture) sont très pertinentes pour comprendre l'effondrement qu'on observe dans une partie du Moyen-Orient. Si, au vu de la situation actuelle, une réflexion sur le monde globalisé et le néolibéralisme relève du luxe, je reste très inquiet par l'incapacité de notre cité mondialisée à s'adosser à une citoyenneté, à s'imaginer à partir du double principe de consensus et de dissensus, à réaliser ses promesses de liberté, de fraternité et d'égalité, bref à rompre avec le fatalisme qui empêche de se repenser comme entité politique. Ce vide ontologique explique le passage à la violence de jeunes en Occident comme les populismes de droite.

 

(Lire aussi : Pas de guerre frontale entre l'Iran et l'Arabie saoudite, mais une déstabilisation accrue)

 

Vous consacrez une partie de votre réflexion à l'émergence de marges dissidentes, en faisant référence à la mouvance el-Qaëda qui se présente comme une alternative crédible aux États faillis. Expliquez-nous cette évolution.
Dans les années 1990-2000, on observe un paradoxe dans nombre de sociétés du Moyen-Orient : on a, d'une part, un processus de pacification, voire de démobilisation. Le conservatisme social sur lequel j'avais insisté dans d'autres travaux explique en partie ce fait, qu'on n'observe pas dans des sociétés latino-américaines. D'autre part, alors que dans certaines sociétés de l'Amérique latine d'après les régimes militaires la violence s'insère dans un cadre tout à fait quotidien, au Moyen-Orient elle s'exporte vers un « ailleurs » : les camps d'entraînement, les prisons où la torture est systématique, et partiellement l'exil estudiantin en Europe. Par les « marges », je n'entends donc pas la marginalité économique ou sociale, mais la capacité de contester radicalement les sens établis d'une société et de les défier par les armes non pas au cœur de la cité mais depuis ses marges. Or, l'effondrement de l'État, ou la transformation de Léviathan en Béhémoth, permet désormais à ces marges de s'articuler avec les dynamiques de la dissidence au sein de nombre de sociétés et d'investir le centre. Elles parviennent aussi à s'articuler avec les marges des sociétés européennes.



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commentaires (5)

Les êtres humains, de nos jours, passent leur temps a expliquer l'inexplicable

FAKHOURI

21 h 22, le 12 février 2016

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Commentaires (5)

  • Les êtres humains, de nos jours, passent leur temps a expliquer l'inexplicable

    FAKHOURI

    21 h 22, le 12 février 2016

  • "Marx saisit très tôt comment la lutte des classes, d'une rare âpreté, débouche sur la formation d'un pouvoir à l'autonomie élargie qui surplombe les rapports de classes." ! Non ! C'est HEGEL qui s'était arrêté net à ce "stade" d'idéalisation de "l’État-Pouvoir (synthèse)", alors que MARX ; au contraire ; a prouvé que ce "nouveau pouvoir-New Thèse" lui aussi sera "dépassé" par une autre "lutte des classes-Anti-Thèse" etc. en vue.... d'autres nouvelles "synthèses"....

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    10 h 13, le 12 février 2016

  • "Marx saisit très tôt comment la lutte des classes, d'une rare âpreté, débouche sur la formation d'un pouvoir à l'autonomie élargie qui surplombe les rapports de classes." ! FAUX ! C'est HEGEL qui s'était arrêté net à ce "stade" d'idéalisation de "l’État-Pouvoir (synthèse)", alors que MARX ; au contraire ; a prouvé que ce "nouveau pouvoir-New Thèse" lui aussi sera "dépassé" par une autre "lutte des classes-Anti-Thèse" etc. en vue.... d'autres nouvelles "synthèses".... Wâlâoû, yâ "docteur et directeur" ! Vous êtes, ici, au forum de l'OLJ ! Ce n'est pas n'importe quoi.... ni surtout, qui !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    08 h 14, le 12 février 2016

  • L’Occident est fatigué du Moyen-Orient: Un comble!!!!! Et qui joue avec le Moyen-Orient, avec l'Afrique, pour lui soutirer toutes leurs richesses, qui fait des pieds ert des mains pour leur vendre des armes, des avions, des mégaprojets qui lui rapporte des milliards???? Et nous, on n'est peut-être pas fatigué de leur jeu, de leur incapacité à gouverner comme il faut, à prendre les bonnes décisions, de la m... dans laquelle il nous a mis...??? L'Occident a ses défauts et ses qualités, l'Orient de même; à eux deux, on ne peut pas dire que le résultat est brillant.

    NAUFAL SORAYA

    07 h 45, le 12 février 2016

  • Article très abstrait, donc peu clair.

    Halim Abou Chacra

    04 h 27, le 12 février 2016

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