Au cours des années cinquante, Abderazzak Sanhoury et Soubhi Mahmassani s'étaient rencontrés un jour au domicile de l'avocat libanais, Ramez Chawki, à Basta. Ils avaient engagé avec lui, et pendant qu'ils profitaient de son jardin, une conversation sur un sujet bien déterminé. J'étais encore adolescent et je me tenais à l'écart, mais j'écoutais avec attention. La conversation portait sur les défis auxquels se heurte l'islam, et ils avaient abouti dans leur discussion, très longue et très profonde, à la conclusion que l'islam est la religion de la liberté, qui autorise tout, à l'exception de ce qui est prohibé dans les textes, et non la religion des interdits qui prohibe tout à l'exception de ce qui est autorisé dans les textes, cette dernière interprétation n'étant pas seulement erronée mais également dangereuse pour l'islam. Les trois hommes ont commencé, dès ce temps-là, à écrire des ouvrages et Ramez Chawki se faisait le tribun des rassemblements populaires. Je me souviens avoir entendu la réflexion suivante lors de la rencontre précitée : « Si nous ne mobilisons pas la pensée et la liberté, les Arabes iront vers leur perte! » Une question avait été également posée : « Pourquoi les musulmans avaient-ils régressé alors que d'autres avaient progressé ? »
Ces jours « daechistes » nous ont fait parvenir au désastre que Sanhoury, Mahmassani et Chawki avaient précisément redouté !
Le peuple arabe s'achemine vers une vraie extinction du fait de l'absence de toute présence créatrice dans son monde, à l'exemple même des Sumériens, des pharaons et des Hellènes. Ces peuples n'avaient pas disparu physiquement, mais il en était ainsi de leurs valeurs et de leurs conceptions. La pensée arabo-musulmane est devenue quasi rigide, qui ne réagit à rien, qui est presque morte. Pourquoi cette régression des musulmans? Parce que la culture arabe a été bâtie sur le « Texte », sur sa fermeté qui impose une signification unique et seule valide, alors que la pensée renaissante part d'une interprétation du texte susceptible de s'adapter à la réalité et à son renouvellement, ce qui a fait jaillir une lumière que n'a pas connu la culture musulmane en son histoire, et ce qui a conduit à la « Renaissance » européo-chrétienne qui ne cherchait plus ses références dans les textes mais s'appuyait en premier sur la pensée.
L'islam dominant n'a pas de « pensée » mais il n'est également pas fidèle à son passé. Il était, à son début, une révolution religieuse à visée universelle prônant la fraternité, le respect des droits de l'homme et la justice, mais il a, après son accès au pouvoir, utilisé les instruments et les ressources de ce pouvoir contre les opposants, eux-mêmes musulmans, et est devenu avec le temps une pure et simple tradition sainte qu'il faut conserver et momifier à travers les siècles, ce qui a eu pour conséquence de le geler pendant 1 400 ans et de le priver de tout progrès sensible en arguant du caractère saint du texte. Texte qui, avec l'aide du fiqh et du hadith, a dès lors été utilisé pour justifier la répression, l'inégalité et l'enrichissement des gouvernants, et qui est devenu en lui-même un pouvoir, un pouvoir détenant le monopole de la vérité.
Il n'existe plus dans la vie pratique et quotidienne des arabes et des musulmans et dans nos habitudes, nos lectures (de traductions), nos tenues vestimentaires, notre alimentation et les moyens de transport dont nous disposons, que ce qui est occidental, et est menteur celui qui dit le contraire.
Pourquoi les Arabes ont-ils besoin d'une relecture de leur héritage ? Parce qu'ils se sont, pendant 1 400 ans et sans interruption, appuyés, en leur vision du monde, en leur approche des choses et en leurs relations avec l'autre, sur des conceptions fermes tirées d'une certaine compréhension de l'islam qu'ils ont adopté comme fondement de leur vie et de leur culture. Voilà qu'ils affrontent à présent des situations nouvelles, des cultures différentes et des développements embarrassants. Ils ne sont pas capables de comprendre ce monde avec les notions ainsi héritées, quelles qu'elles soient. La solution, pour comprendre ce monde contemporain, est l'adoption d'une nouvelle vision, de nouvelles notions tirées d'une révision radicale de la culture islamique. Nous irons, à défaut, à la catastrophe.
Il est impossible de comprendre le vingt et unième siècle avec une optique durement enracinée dans le premier siècle de l'Hégire. Nous marchons menottés aux pieds, nous pensons avec des chaînes dans le crâne et autour du cou, et en dépit de cela, il existe des extrémistes et des fanatiques qui disent que l'islam est la solution de tout, et un autre extrémisme qui dit que l'islam est la cause de toute arriération. Pourquoi cette divergence d'avis ? Parce que la liberté de discussion, d'expression et de pensée est inexistante et que ceux qui accusent l'islam d'être à la base de l'arriération ne savent pas qu'il était, à l'époque des Abbassides, un instrument de progrès. L'interprétation du texte est bien la clef de la compréhension.
La possibilité de changement est très faible face au pouvoir invincible. Le problème de base est donc « le pouvoir et la structure du pouvoir chez les Arabes ». En l'absence d'un changement de cette structure, il nous sera impossible d'avancer, ce pouvoir étant devenu une société à part vivant au milieu de la société elle-même. Il est une forteresse encerclée mais entourée de clôtures de toutes parts. Il s'est approprié la société qu'il a placée sous son hégémonie en entier. Il paralyse dès lors la société et l'empêche de participer à la construction de la politique qui relève de sa responsabilité. La société et ses membres n'ont pas d'avis à donner en toutes choses. Le peuple est tenu à l'écart et ne peut contribuer à l'édification de son avenir, de sa civilisation, de ce qui est son destin. Cet isolement imposé par le pouvoir arabe depuis des siècles est la cause de notre retard.
Le retard religieux résultant de cette rigidité intellectuelle est celui qui a engendré les attentats, les assassinats, le terrorisme, la violence subie par les penseurs : on a brûlé les livres de Taha Hussein, on a assassiné Hussein Mroué, Mehdi Kamel et Farag Fouda. Nasr Hamed Abou Zeid et son épouse ont été contraints à l'exil, et lorsqu'on a demandé à l'assassin de Farag Fouda pourquoi il l'a tué, il a répondu qu'il était un mécréant. Le tribunal lui a alors demandé d'indiquer ce qu'il avait trouvé de mécréant dans ses livres, et il avait répondu qu'il ne savait ni lire ni écrire !
Le monde entier est aujourd'hui contre l'islam, leur islam daéchiste qui est un nouveau salafisme. Le daéchisme œuvre à la disparition des États et accuse un retour à un islam qui facilite l'accusation d'apostasie. Il est plus rigide que le salafisme et diffère surtout de ce dernier en ce qu'il retourne à la tradition musulmane de manière sélective en faisant siennes les avis islamiques aberrants tels celui du retour à l'esclavage et l'assassinat des prisonniers, allant ainsi beaucoup plus loin que le salafisme d'el-Qaëda, à titre d'exemple.
Leur califat abolit la religion parce que sa transformation en un pilier de la religion ajoute à cette dernière un pilier autre que les cinq prônés en islam, et leur religion devient alors une nouvelle religion, et leur État un autre État. Ainsi le califat au sens de Daech abolit-il la religion et l'État. Ce califat daéchiste est imaginaire. Il est « utilisé » pour rappeler les califats d'Abou Bakr, Omar ben al-Khattab, Osman ben Affane et Ali ben Abi Taleb, mais est, en réalité, un pouvoir despotique instauré au nom de la religion. Il ne constitue pas un groupe mais un troupeau !
Comment échapper à cette déchéance ?
Comment éviter la dégringolade menant à l'extinction ?
J'ai lu, depuis quelques jours, dans an-Nahar, un article de l'écrivain Samir Atallah qui se distingue par son approche probe et sa culture humaniste très complète. Il y était question du Japon et il y commentait un ouvrage de l'ambassadeur Samir Chamma. Le Japon était un pays agressif et son régime était militaire et despote. En lui sont nés les kamikazes et il n'avait de cesse d'agresser ses voisins et de les coloniser en commençant par la Corée, la Russie et la Chine. Il avait ensuite attaqué par surprise les Américains à Pearl Harbour et le remède avait été la bombe atomique lancée d'abord sur Hiroshima puis sur Nagasaki.
Après, le Japon a changé radicalement. Le général américain Mac Arthur est celui qui a foulé le sol japonais le premier après le lancement des deux bombes. C'est lui qui a procédé à l'opération chirurgicale douloureuse qui a transformé la société japonaise, agressive, tyrannique, traître, en un des plus grands symboles de la paix dans l'histoire et dont l'une des plus belles caractéristiques est l'ouverture totale aux cultures, civilisations et sciences sans éprouver de complexes d'infériorité. Après Hiroshima, le Japon s'est transformé en un pays de paix, d'amour et de fraternité.
En témoignage de leur reconnaissance au général Mac Arthur qui avait entrepris cette opération chirurgicale, deux millions de Japonais étaient sortis dans la rue pour lui dire au revoir lors de son retour en Amérique.
Il ne sert plus à rien de traiter l'enlèvement de l'islam et sa dégradation extrême.
Un Hiroshima est nécessaire. Une opération chirurgicale s'impose. Hiroshima et Nagasaki sont indispensables pour que l'islam redevienne une religion, pour qu'il retrouve sa vérité.
« Pas de contrainte en religion ! La voie droite se distingue de l'erreur » (verset 256 de la sourate de la Vache).
« Appelle les hommes dans le chemin de ton Seigneur, par la sagesse et une belle exhortation; discute avec eux de la meilleure manière » (verset 125 de la sourate des Abeilles).
« Fais entendre le Rappel ! Tu n'es que celui qui fait entendre le Rappel et tu n'es pas chargé de les surveiller » (verset 21 de la sourate « Celle qui enveloppe »).
« Dis à ceux qui argumentent contre toi : Je me suis soumis à Dieu, moi et ceux qui m'ont suivi.
Dis à ceux auxquels le Livre a été donné et aux infidèles : Êtes-vous soumis à Dieu ?
S'ils sont soumis à Dieu, ils sont bien dirigés ; s'ils se détournent, tu es seulement chargé de transmettre le message prophétique. Dieu voit parfaitement ses serviteurs » (verset 20 de la sourate de la famille 'Imran)
« Si ton Seigneur l'avait voulu, tous les habitants de la terre auraient cru.
– Est-ce à toi de contraindre les hommes à être croyants » (verset 99 de la sourate de Jonas)
« Dis : Ô vous les hommes ! la Vérité émanant de votre Seigneur vous est parvenue ; Celui qui est dirigé n'est dirigé que pour lui-même. Celui qui s'égare ne s'égare qu'à son propre détriment. Je ne suis pas un protecteur pour vous » (verset 108 de la sourate de Jonas).
Telle est la religion musulmane. Hiroshima est le seul remède capable de l'arracher à la barbarie et lui faire retrouver sa vérité.
Le Japon a essayé et réussi. Il a dit merci à l'Amérique et à Mac Arthur !
Nos Lecteurs ont la Parole - Abdel Hamid EL-AHDAB (Avocat)
Pour récupérer l’islam : plus d’autre solution que Hiroshima
OLJ / le 25 décembre 2015 à 00h00
commentaires (4)
MERCI,MERCI,MERCI Mr A-H El Ahdab. Votre humanisme et votre courage sont les seules voies possibles pour le Liban.
Christine KHALIL
10 h 25, le 27 décembre 2015