Déambulation pédestre dans la Médina… à la recherche d’une des 24 propositions artistiques au programme. © Claudine Dussollier
La 5e édition de Dream City a réuni une vingtaine d'artistes dont les univers ont baigné à un moment ou un autre dans la Médina de Tunis, ses maisons, ses ruelles, ses habitants, jeunes et vieux. Présentées cinq jours durant, numérotées de 1 à 24, les propositions offrant concerts, théâtre, danse, cirque, performances, installations, projection de films, expositions de photos, enchaînent les séances (jusqu'à sept en une même après-midi!) et tournent à plein régime, attirant un public nombreux.
Mais qu'est-ce que Dream City? C'est une biennale pluridisciplinaire d'art contemporain en espace public, née du désir de Selma et Sofiane Ouissi de rêver la ville. Ces deux artistes, frère et sœur, chorégraphes et danseurs interprètes tunisiens, figures majeures de la scène artistique du monde arabe, créateurs et curateurs de cet événement, ont imaginé et créé cette manifestation qui se tient tous les deux ans. Et pour cette édition, placée sous le thème «Art et lien social», ils se sont adjoint le regard artistique d'un commissaire invité, et pas des moindres, l'artiste belge Jan Goossens, directeur du KVS, le Théâtre royal flamand à Bruxelles (jusqu'en juin 2016), et directeur artistique du Festival de Marseille depuis cette année.
La thématique a croisé toutes les propositions artistiques de l'édition 2015, qui ont été créées et diffusées en immersion dans la Médina, offrant à la déambulation une double découverte: celle d'œuvres originales et celle de lieux insolites dans lesquels elles se sont inscrites, au cœur du cœur de la ville.
Petit condensé des journées de folles virées à travers les rues tortueuses de la Médina, ses souks étroits, ses vieilles demeures, ses murs blanchis à la chaux et ses portes bleues...
Chiche, des chéchias !
Première escale, le palais Kheireddine, qui présente, à l'abri de ses murs blancs, plusieurs expositions photographiques, dont les plaques de plâtre de la Tunisienne Sonia Kallel, reproduisant les dessins et calligraphies qui décorent les chéchias (tarbouches tunisiens). Ces pièces d'art, résultat d'un long travail de recherche mené par l'artiste, rendent hommage aux artisans de la Médina, menacés de disparition. À retenir aussi, les photos de Kiripi Katembo, artiste congolais décédé brutalement en août dernier: une plongée dans l'univers onirique et poétique de Kinshasa, captant des scènes de vie de la capitale, dans les flaques d'eau.
Quant aux photos de Faten Gades, elles sont un clin d'œil aux portraits studio des années 1930: la photographe tunisienne a posé son fond de décor, des tonnelles de fleurs aux couleurs roses passés, dans les rues des faubourgs et de la Médina, invitant commerçants et habitants à venir s'y faire tirer le portrait, seuls ou en famille, accompagnés de leurs propres objets de décor...
À peine sortis du palais Kheireddine, le collectif Dooleisha (promenade) embarque les visiteurs dans une balade «touristique» à la découverte des toutes petites venelles de la Médina. Une promenade à la découverte aussi de la ville et... des autres participants.
Puis, traversée de la Médina en direction des faubourgs sud que la biennale a investis cette année : on croise de nombreux festivaliers, reconnaissables au plan qu'ils tiennent à la main, aux badges qui leur pendent au cou, ou encore aux bracelets multicolores qui leur enserrent le poignet; on échange des regards complices, des sourires, on s'enhardit à demander sa route, et la conversation s'engage sur ce qu'on a déjà vu. Pour s'orienter dans le dédale des rues, on repère, comme dans un jeu de piste, les flèches bleues Dream City que l'on suit; perdu, on interpelle un des nombreux bénévoles, ils sont 150 mobilisés, sillonnant la ville comme des vigies à l'affût.
Cadavres dans la Méditerranée
Étape suivante, la bibliothèque Sidi Medien, dans le quartier des forgerons: c'est dans ce quartier que s'est posé l'artiste suisse Tim Zulauf avec sa création La porte portable: trois comédiens – deux Tunisiens et une Suisse – endossent les rôles de trois personnages du futur qui explorent leur passé, les années 2000 à 2015, pour trouver des explications à leur présent placé sous le signe de la migration et des cadavres qui jonchent la Méditerranée...
Plus loin, rue Abdelwaheb, dans une maison abandonnée, Souad Ben Slimane, comédienne, auteure et journaliste tunisienne, et Jean-Paul Delore, metteur en scène et auteur français, présentent Les hommes de Sabra. Sabra, Souad Ben Slimane elle-même, qui d'une voix gouailleuse engage avec chacun de ses hommes, de ses pensionnaires, un dialogue de sourds. Ce petit bout de femme, cheveux gominés, démarche autoritaire, mène son monde à la baguette. Son monde, ce sont à la fois les six pensionnaires et les trente spectateurs qui lui emboîtent le pas, de pièce en pièce, dans les dédales de cette demeure en décrépitude, à l'image des hommes qui la hantent... Sabra la patiente – la femme et/ou la maison – est, pour ces hommes à la dérive, à la fois muse et tortionnaire; havre et prison...
Conte-moi que je te raconte
On retraverse la Médina au pas de course pour arriver dans les temps à l'école primaire Kouttab Louzir pour assister à un spectacle écrit par Mohammad el-Attar, mis en scène par Omar Abussada (tous deux syriens) et porté par les enfants de l'école. Chacun des sept spectateurs de la séance est choisi par un enfant qui le prend par la main et l'emmène vers son coin d'école. Par leur capacité de narration, les jeunes «conteurs» embarquent les spectateurs dans leur imaginaire, un ailleurs foisonnant. Chaque gamin livre son histoire, avant de demander à «son» spectateur de partager, à son tour, une histoire à lui. Un rapport humain, direct, d'égal à égal, qui offre à l'adulte que nous sommes une plongée dans une enfance revigorante. Ce travail mené avec les enfants de l'école Kouttab Louzir du quartier défavorisé de la Kherba est un moment de pure poésie!
Dernière escale pour la journée, le théâtre al-Hamra, pour assister à la projection de Lettre à Max. La caméra du documentariste français Éric Baudelaire donne à entendre la voix de Max le narrateur qui raconte à travers un échange épistolaire la naissance d'une nation, l'Abkhazie. Un cheminement fascinant de la fiction vers la réalité ou comment le travail artistique croise une réalité complexe : la création d'une identité commune.
De la cave-cellule aux archives
Pour la deuxième journée, c'est au Musée national de l'appareil sécuritaire de l'État à la caserne el-Attarine, au cœur des souks, que commence l'exploration artistique. La proposition des artistes égyptienne et belge Laila Soliman et Ruud Gielens nous embarque dans un voyage au centre du système totalitaire de Zine el-Abidine Ben Ali, l'ancien président renversé en 2011: de la cave-cellule aux archives, des salles d'investigation aux salles de témoignages puis de détention, le parcours pourrait rester théorique, sauf que ce sont deux ex-détenus qui jouent les guides... Moments très forts de transmission. Surtout au regard de la vidéo qui vient clore la visite : de nombreux Tunisois y répondent à une même série de questions: qu'est-ce que l'appareil sécuritaire de l'État? Existe-t-il encore? Y ont-ils été confrontés? Pensent-ils être libres? Les réponses sont variées, souvent étonnantes.
À noter que Laila Soliman et Guud Gielens présentaient à Dar Bou Hejba une deuxième proposition artistique, La grande maison: une installation performance sur l'unique «quartier rouge» du monde arabe, située dans la Médina, rue Sidi Abdallah Guech. Cette création sera présentée à Beyrouth par Ashkal Alwan, dans le cadre de Home Works 7, ce soir, de 18h à 20h, à Zico House, et demain mardi 17 novembre, de 17h à 20h, également à Zico House, rue Spears. À ne pas rater!
Cinéma des rêves
Puis direction Makhzen Rachidia pour assister au Cinéma des rêves, une collaboration entre la compagnie internationale Wildworks installée en Grande-Bretagne et l'artiste documentariste tunisien Hichem Ben Ammar. Résultat : une installation en hommage au cinéma tunisien et deux films tournés par et avec les enfants du quartier de la Kherba, Papa est en voyage et Jamila et le Djinn. Deux jolis moments cinématographiques.
Dans les faubourgs sud, place Morkadh, c'est une arène de cirque qui occupe le terre-plein central de la place du marché aux puces avec le Black Show, la parade des béliers de l'artiste tunisien Malek Gnaoui. Emberlificotés dans des collerettes ou des corsets noirs, des parures faites à partir de matériaux récupérés dans la Médina, les béliers défilent, au son du tambour et de la diatribe verbale d'un animateur clownesque au visage grimé de blanc, qui énumère le pedigree des bestiaux. C'est que nous sommes dans une arène de «béliomachie» ou combat de bélier. Une vision personnelle de l'artiste sur ce sport très prisé dans ce quartier de la Médina.
Toujours dans les faubourgs sud, Malek Gnaoui invite à une deuxième exploration, avec une réflexion également ancrée dans le monde agricole. Dans un vidéobus itinérant, l'artiste projette Dead meat moving, images vidéo d'un boucher qui découpe les viandes et décortique les animaux. Mais c'est du système sociopolitique qui disloque et désosse l'homme qu'il s'agit là...
Violence chez les morts
Nos pas repartent vers le centre de la Médina, à Tourbet el-Bey, le mausolée des souverains tunisiens, pour assister à la projection de Cemetery State de Filip de Boeck (documentariste belge): une plongée hallucinante dans la vie du cimetière de Kinshasa. D'un cimetière à l'autre, la résonance n'est pas que géographique: le cimetière de Kinshasa est le théâtre de la violence qui s'exerce au quotidien contre une population démunie, composée de pauvres, de jeunes et de précaires. Une violence qui conduit les hommes à ne plus rien respecter, ni rites funéraires ni morts.
La compagnie sud-africaine Ntsoana avec son No man's land (procession et performance) interroge la notion de citoyenneté. Les trois danseurs performeurs avancent de la Kherba à la place de la Victoire, à la queue leu leu, un drapeau tunisien au bout du bras. Ils l'agitent en cadence, lançant de temps en temps des youyous tonitruants qui ne laissent ni passants ni commerçants indifférents. Les réactions sont plutôt désobligeantes, insultantes, racistes, voire violentes. C'est qu'on ne plaisante pas impunément avec le drapeau tunisien ; encore moins quand ce sont des « Noirs » qui le font !
« Les artistes, comme les islamistes, racontent des mythes pour faire rêver »
L'association L'Art Rue productrice de Dream City affiche plusieurs objectifs: «faire reconnaître le statut social de l'artiste; investir l'espace public et se le réapproprier en compagnie des habitants; faire accompagner les artistes et leur démarche de création artistique par des "experts", sociologues, anthropologues, avocats, universitaires, historiens, etc.». Un réseau de professionnels que l'association trouve, démarche, liste et met à disposition des artistes pour qu'ils puissent mieux aborder la cité, la comprendre, y créer et s'y fondre.
La révolution de Jasmin de 2011 a conforté ces objectifs: «Définitivement, l'espace public nous appartient et rien ne nous délogera de cet espace», affirme Sofiane Ouissi, dans un portrait que lui consacre Arte en 2011. Elle y a ajouté une dimension plus citoyenne : « Le souci de comment un artiste peut s'inscrire dans le processus démocratique en cours.»
L'arrivée des islamistes au pouvoir a encore plus ancré Dream City dans la ville, affirme Béatrice Dunoyer, chef de projet. «Les artistes occupent le même terrain que les islamistes: les uns et les autres racontent des mythes, des histoires pour faire rêver.»
Pourquoi ce mélange entre international et local? «L'international pointe des choses qu'on ne voit plus quand on vit ici à l'année », affirme-t-elle. Et renforcer le développement à l'international, c'est apporter aux jeunes artistes tunisiens un regard extérieur. Mais plus que l'international, cette édition a souhaité être ouverte sur l'Afrique subsaharienne, repositionnant ainsi le pays dans sa dimension africaine. «On fait face aujourd'hui en Tunisie à un racisme contre les Noirs, et on occulte qu'il y a une partie de la population tunisienne, celle du Sud, qui est africaine, noire de peau», souligne Béatrice Dunoyer.
Pour l'édition 2015, l'association L'Art Rue a demandé aux artistes aussi bien tunisiens qu'étrangers (France, Congo, Afrique du Sud, Portugal, Syrie, Égypte, Belgique, Royaume-Uni, Pays-Bas et Suisse) de travailler en trois temps: immersion, création et diffusion, le tout dans la Médina, avec les Médinois, pour des œuvres croisées ou individuelles, intimistes ou pas. «La Médina est un microcosme de la société tunisienne, elle réunit les Tunisois "d'origine", les familles de la diaspora et les nouveaux arrivants; et les rapports ne vont pas toujours de soi, explique Béatrice Dunoyer. Après la révolution, les écarts dans la population étaient très importants. Notre désir a été de réconcilier les populations, de les faire se rencontrer sur le territoire qu'ils occupent.»
La thématique «Art et lien social», choisie pour cette édition, et sa mise en pratique y ont, manifestement, bien contribué.