Rechercher
Rechercher

Culture - Exposition

Les croisades narrées par des (marionnettes) arabes

Andrée Sfeir-Semler entame la deuxième décennie de sa galerie beyrouthine avec une exposition d'envergure présentant les deux derniers volets de la trilogie « Cabaret Crusades » de Wael Shawky. Un artiste en croisade contre les « marionnettistes » de l'histoire.

Une image tirée de la vidéo « The Secrets of Karbala », de Wael Shawky.

Des dessins au tracé aussi léger que fantasmagorique, des marionnettes en verre de Murano et une étonnante sculpture en forme de muraille rose crénelée courant sur 14 m de long sur près de 2m à 2,40m de hauteur (évoquant les fortifications peintes par Giotto) accompagnent la présentation à la galerie Sfeir-Semler de Beyrouth* des deux derniers films de la trilogie « Cabaret Crusades » de Wael Shawky.

Une œuvre épique en trois volets (d'une heure chacun) à travers laquelle cet artiste arabe, féru d'anthropologie et de littérature, veut démontrer, s'il en faut, la relativité de la notion de vérité historique. « L'histoire est une fiction, une création humaine, au même titre qu'une œuvre littéraire ou artistique. Et cependant, même si chacun l'appréhende selon sa perspective, l'histoire interfère et se répercute (se répète souvent aussi) dans notre monde actuel », assure-t-il.

Pour explorer l'impact fondateur des croisades dans les relations entre Orient et Occident, ce natif d'Alexandrie (où il continue de vivre et de travailler) s'est largement inspiré, entre autres, du fameux essai d'Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes. Lequel reflète, comme son titre l'indique, le point de vue de ceux qui ont subi les invasions chrétiennes durant la période allant du XIe au XIIIe siècle.
Un ouvrage dont Wael Shawky a tiré les grands événements qui ont façonné de manière déterminante l'Orient et l'Occident au cours de ces deux siècles mouvementés. Et qu'il a mis en scène dans une sorte de théâtre de marionnettes... filmé.

Composé donc en définitive de 3 vidéos d'animation, le projet global de « Cabaret Crusades » offre de somptueuses images, réalisées avec une réelle qualité de narration en arabe, sous-titrées en anglais, de cadrage, de scénographie et de lumière... Sauf que chacun des trois films a ses références textuelles, musicales et esthétiques spécifiques.
Ainsi, le premier, intitulé The Horror Show File (qui n'est pas projeté ici et maintenant, ayant déjà fait l'objet d'une exposition en janvier 2010 au sein de la galerie beyrouthine), avait été tourné avec des marionnettes italiennes vieilles de 200 ans. Il relatait, dans un style plutôt réaliste, les événements de la première croisade déclenchée, en 1096, à l'injonction du pape Urbain II.

Une histoire à ficelles
Pour les deux suivants – aujourd'hui présentés – Wael Shawky a été plus loin. Il ne s'est pas contenté de recourir à des marionnettes existantes, mais les a façonnées de ses propres mains. D'abord des santons en céramique pour The Path to Cairo (qui suit le cours des deuxième et troisième croisades), puis des personnages en verre de Murano pour The Secrets of Karbala (dans lequel il revient sur le schisme des musulmans et leurs luttes communautaires qui ont servi, selon lui, à l'établissement de la domination croisée). « J'ai créé les premiers en Aubagne, près de Clermont, la ville d'où le pape avait lancé son exhortation à récupérer la Terre sainte. Et les seconds dans un atelier en Italie, siège de la papauté », indique cet artiste qui a ainsi assumé l'ensemble de son projet de A à Z. Et qui donne à voir, dans cette exposition, quelques-unes des marionnettes ayant participé au « casting » de ce troisième film.

Dans sa narration des complots, trahisons et crimes qui suivirent la prise de Jérusalem et menèrent les Francs et leurs alliés vénitiens à Byzance, Wael Shawky a aussi introduit des séquences musicales, alternant chœurs et récitatifs, mélodies arabes traditionnelles et sonorités électroniques. « Si les chrétiens partis en croisade ont dévié de leur objectif religieux, tout autant que de leur trajectoire initiale, pour asseoir leur domination politique et commerciale sur le monde, leurs desseins ont été largement servis par les rivalités entre musulmans chiites et sunnites (Fatimides d'Égypte contre le califat de Bagdad) », indique l'artiste. Et d'ajouter : « Je voulais montrer, à travers mon travail, comment les mobiles économiques et politiques infiltrent inexorablement les idéaux religieux. Et les détournent au profit des appétits de puissance des uns et des autres. »

Une relecture artistique de l'histoire. Servie par une extraordinaire habilité de création et de manipulation de ces marionnettes, évoluant dans un beau décor de céramique, également réalisé par Wael Shawky.
Mais un art humaniste aussi, car ces pantins d'argile ou de verre soufflé, aux faciès grotesques mixant traits humains et gueules d'animaux, rappellent avec une expressivité étrange et troublante l'universelle condition des peuples. Toujours soumis à ceux qui tirent les ficelles de l'histoire : ces marionnettistes créateurs de mythes... historiques parfois, et aux résonances souvent contemporaines.
Et au final, l'œuvre multidisciplinaire d'un artiste talentueux offrant, au moyen d'un sens exceptionnel du merveilleux, une subtile allégorie sur l'histoire comme théâtre des illusions.
Une exposition qui se tient jusqu'à Noël 2015. Et qu'il faut absolument prendre le temps d'aller découvrir.

*La Quarantaine ; immeuble Tannous pour les métaux ; 4e étage. Horaires d'ouverture : du mardi au samedi, de 11h à 18h. Tél. 01-566550.

 

Un artiste au parcours muséal

Natif d'Alexandrie, où il vit toujours, Wael Shawky est un artiste égyptien quadragénaire qui a acquis une reconnaissance internationale avec ses installations, vidéos, photographies et performances explorant les liens entre religion et politique et leurs effets sur la globalisation culturelle.
Il s'agit là de la deuxième intervention beyrouthine (à la galerie Sfeir-Semler) de cet artiste consacré par d'importantes expositions individuelles. À l'instar de la Biennale de Venise en 2003, de la Serpentine Gallery de Londres, de la Documenta, du musée K20 de Düsseldorf (dont l'une des salles a été transformée en lieu de tournage et d'exposition du making of du projet de Cabaret Crusades et le MoMa PS1 de New York (où le troisième volet de sa trilogie est présenté depuis janvier 2015 jusqu'au 7 septembre).

 

Pour mémoire
Des expositions à ne pas rater en 2015 à Beyrouth

Des dessins au tracé aussi léger que fantasmagorique, des marionnettes en verre de Murano et une étonnante sculpture en forme de muraille rose crénelée courant sur 14 m de long sur près de 2m à 2,40m de hauteur (évoquant les fortifications peintes par Giotto) accompagnent la présentation à la galerie Sfeir-Semler de Beyrouth* des deux derniers films de la trilogie « Cabaret...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut