C'est un véritable mastodonte de la justice. Non seulement pour ses qualités d'homme de loi, exceptionnelles à plus d'un égard, ou la vaste culture dont il s'est doté tout au long de sa vie, mais surtout et avant tout pour sa grande intégrité.
À 90 ans, Salim Azar, ancien président de la Cour de cassation et ancien membre du premier Conseil constitutionnel dont il lui est arrivé de dénoncer les déviations, reste profondément enraciné dans ses principes, trempé jusqu'à la moelle dans cette éthique professionnelle devenue une qualité obsolète au Liban. Son parcours personnel presque intimidant a été consigné dans un ouvrage qui lui a été dédié par le père Joseph Azzi de l'Usek, dans lequel ont été rassemblées ses décisions judiciaires et sa pensée qui ont marqué non seulement l'histoire de la magistrature, mais aussi les esprits. Seule la vérité est salvatrice, tel est le titre de cet ouvrage-hommage au juge Salim Azar, une expression qu'il aime à répéter lui-même comme un leitmotiv.
« Intégrité, droiture, courage et audace », telles sont les caractéristiques qui ont inspiré l'action et les décisions de ce juge. « Il ne flatte pas et ne tergiverse pas, ne triche pas et ne craint personne. Si je ne connaissais pas ces qualités, je n'aurais jamais osé puiser dans son patrimoine et sonder sa pensée en fouillant dans ses écrits éclectiques », écrit le père Azzi dans la préface.
« Sa probité exemplaire en tant que juge ayant gravi dignement les plus hauts échelons de la magistrature en ayant pour seules références la justice et le droit en fait incontestablement un être exceptionnel qui a toujours refusé de sacrifier ses principes et ses convictions pour un quelconque intérêt personnel », témoigne Mireille Richa, avocate et professeure de droit.
Salim Azar n'est pas la compétence et l'intégrité uniquement, mais la bonté et la charité même qui l'ont souvent guidé dans ses verdicts, avec un penchant certain pour les faibles, les opprimés et les classes défavorisées.
« Vos jugements constituent des précédents en matière culturelle et sociale », dit Chawki Khairallah, un ancien officier à la retraite, en commentant une décision prise par Salim Azar en 1991, alors président de la Cour de cassation. Le verdict versait clairement en faveur d'un réfugié menacé d'expulsion de son abri alors que l'État n'avait pas réussi à lui restituer son domicile initial. Une décision que M. Khairallah qualifie de « culte » en la matière.
Salim Azar ne craint aucun pouvoir et n'aspire à aucun poste prestigieux, encore moins à faire fortune. « C'est un géant au vrai sens du mot », peut-on lire dans cet ouvrage. « Aujourd'hui, son esprit est plus percutant que jamais, ses analyses ayant gagné en profondeur et en richesse. Toujours aux aguets pour critiquer les lois désuètes et en proposer de nouvelles sans jamais se lasser d'attaquer frontalement et avec un sens critique acerbe les questions politiques de nos jours », dit encore de lui le père Azzi. On pourrait y ajouter que sa forte personnalité est toujours de mise, tant sa conscience est tranquille dans cet océan d'injustice et de déliquescence dans lequel baigne le citoyen lambda de nos jours.
Ses verdicts ont toujours été prononcés avec une audace désarmante, sans jamais se soucier des réactions des plus hautes sommités politiques du pays, attestent ceux qui l'ont apprécié et connu de près.
« Il repousse tous ceux qui lui demandent de mettre de l'eau dans son vin et d'arrondir les angles, parce que Salim Azar ne dévie pas de ses positions et n'atermoie jamais, bravant les plus hautes autorités du pays », ajoute le père Azzi. Il a choisi de marcher seul, portant le legs de sa « contestation historique » de certaines décisions du Conseil constitutionnel qu'il a pris soin de consigner par écrit. En lui rendant hommage à son tour, Mounah Solh, intellectuel et écrivain de renom, rappelle « l'importance de l'édifice juridique qui est à la base de toutes les constructions, et la quintessence même de toute civilisation. C'est l'édifice de l'éthique et des valeurs sans lesquelles aucune réalisation n'est possible au sein de la société », dit-il en référence aux qualités du juge Azar.
Face aux éloges qui lui sont adressés, Salim Azar répond avec un goût d'amertume : « J'ai aspiré au développement et à la réforme du pays, et non à témoigner de sa régression. Aujourd'hui, j'ai perdu tout espoir de voir le Liban ressusciter par ses propres facultés. Il est malheureusement soumis à des équations externes qui ne sont pas nécessairement dans son intérêt. »
Dans un de ses articles intitulé « Le salut du Liban viendra du vide », il a exprimé sa déception à l'égard de la classe politique, reflétant une pensée nihiliste selon laquelle il faut reconstruire le Liban à partir de zéro, repartir sur de nouvelles bases foncièrement différentes.
« Ma force, je la tire du fait que je ne demande jamais rien à personne, je n'ai ni milice ni allégeance partisane, et ne suis soutenu ni par un patriarche ni un mufti », dit-il sans ambages. Son sens de l'indépendance va jusqu'au point de couper toute relation avec un ancien ami parvenu à une position politique, l'intérêt public devant toujours prévaloir sur l'intérêt personnel.
Selon lui, la justice n'est indépendante qu'en théorie. « Toutes les lois du monde ne suffisent pas si, au plus profond de nous-mêmes, nous ne sommes pas animés par la liberté et l'indépendance », affirme le juge dans un entretien, en reconnaissant toutefois l'existence d'une minorité de magistrats libres et indépendants.
Le juge a exprimé et émet toujours des avis multiples sur les sujets culturels, économiques, sur les moyens de réformer la vie publique, en proposant de nouvelles lois pour l'élection présidentielle, les élections parlementaires, municipales, voire même syndicales.
« Par sa vaste culture générale, l'intellectuel qu'il est ne peut que vous impressionner par l'étendue de ses connaissances et son raisonnement juste et méthodique qui se reflète notamment dans les nombreux jugements qu'il a rendus tout au long de sa carrière, et dont certains ont contribué à asseoir le droit sur des assises solides et constantes », souligne Mme Richa.
L'ouvrage regorge de témoignages illustrant la pensée du juge. On y trouve également ses principaux verdicts ainsi qu'une multitude d'exemples sur la malversation et la corruption de politiques et de certains magistrats « soumis », comme dit Salim Azar. En somme, un livre de chevet sur le parcours initiatique d'un juge qui a fait école dans le monde de la magistrature.