C'est une question d'altitude. De recul nécessaire. De distance. De distanciation.
Le Liban ne sent pas très bon. Et je ne parle pas seulement de la puanteur des poubelles qu'on ne relève pas. Celle-ci m'empoigne, comme tout le monde. Mais elle ne m'interpelle pas, elle ne me fait pas suffoquer autant que l'autre. Celle de l'abandon. De l'impuissance. De la reddition. Du nivellement par le bas.
Car nous avons abandonné le Liban, notre identité, nos idéaux. Nous avons renoncé, trahi. Nous laissons des incompétents aux rênes faire semblant de commander. Nous ne faisons rien pour les arrêter. Nous sommes aussi coupables qu'eux. Qu'ils soient timorés, demeurés, peut-être, qu'ils n'en croient eux-mêmes pas leurs yeux, j'en conviens. Mais si ces cancres sont là, au sommet (des collines de déchets qui nous surplombent), c'est avant tout parce que nous ne les avons jamais sérieusement contrés. Nous avons laissé faire, laissé passer, comme dirait l'autre, notre chance de redressement, de réforme, de refonte, de renaissance.
De la perspective, il en faut. Mais il ne faut pas être un génie pour dresser un diagnostic du Liban. Il est moribond, agonisant. Et il n'en finit plus de mourir dans un spectacle impudique et putride. Il nous entraîne avec lui, nous, la majorité silencieuse, la masse. Nos dirigeants dirigeables sont comme des fusées à tête chercheuse. Sauf qu'ils errent sans objectif. De surcroît, ceux qui les ont programmés ont perdu le manuel, le mode d'emploi. Et ceux-là mêmes ne se soucient plus de corriger le tir. Car même les puissances étrangères qui jadis nous manipulaient sont dégoûtées de nos politiciens. Et se désintéressent, à raison, du Liban. En encourageant la décrépitude, nos piètres gouvernants, qui n'ont jamais été capables de gouverner, ont oublié une chose essentielle : un pays en décomposition n'a plus rien d'attrayant, plus rien à vendre.
Ni d'air propre, ni d'eau claire, ni de plages saines. Pas plus que de verdure, de paysages ou de beaux quartiers. Les seules choses qui ont été préservées l'ont été par erreur ou parce qu'il y a eu impossibilité matérielle de les gâcher. Les politiques ont tout pourri, jusqu'aux infrastructures, routes et électricité, et même les ressources (relativement) nouvelles : les télécommunications, Internet, le gaz et le pétrole aussi, dans l'œuf, avant même qu'on puisse songer à les exploiter. Et ne parlons pas de sécurité : les criminels assassinent et kidnappent en plein jour, au vu et au su de tous, impunément. Les marchandises sont contrefaites ou avariées, la nourriture empoisonnée. Tout est frelaté, pipé, frauduleux. Et en plus, tout est taxé, racketté. Les hommes du pouvoir ne donnent des licences qu'à des gens qui leur rétrocèdent des commissions. Et je ne parle pas de grands marchés publics, il n'y en a plus. Je parle d'hôtels, de restaurants, de boîtes de nuit, de plages (illégales), de casinos (encore plus illégaux), de parkings même. De poubelles aussi, bien sûr. Tout s'est tellement délité qu'on ne nous taxe plus que sur nos besoins de base, sur les produits de première nécessité. Nous sommes tombés bien bas.
Un peu d'altitude alors, oui, histoire d'avoir le vertige, de perdre l'équilibre et de tomber des nues, face à ce spectacle inacceptable, horrible. On préférerait mourir, vraiment. S'endormir, du moins. Or, c'est précisément cela, notre problème. Nous fermons les yeux. Nous enfonçons nos têtes profondément dans le sable, telle l'autruche moyenne, pour ne plus voir, ne plus entendre. Notre défaite, c'est leur victoire. Or, le combat, nous ne l'avons même pas mené pour le perdre, et c'est cela qui est désolant.
Mais quel est ce pays qui compte tant d'intellectuels, d'inventeurs, d'entrepreneurs, d'universitaires, d'artistes, d'écrivains, d'innovateurs, de génies même, qui se laisse mener (nulle part, au demeurant) par des coupe-gorge, des marchands ambulants, des corrompus, des gens qui ne mériteraient même pas d'être des seconds, des subalternes ? Quel est ce pays où les derniers de la classe donnent des ordres aux professeurs ? Où les fous commandent les sains d'esprit ?
Où les voleurs dictent leur loi aux honnêtes gens ?
Nauséabonde, l'odeur du Liban, même en altitude. Cependant et malgré tout, il y a peut-être encore un peu d'espoir. De temps à autre, un fou prend le temps d'écrire un article. Une voix s'élève dans le désert pour crier sa désapprobation. Et elles ont été nombreuses, les indignations, ces derniers temps. Les citoyens modèles qui, après une journée de dur labeur dans un pays où joindre les deux bouts est de plus en plus difficile et un trajet qu'ils ont passé dans des embouteillages interminables fenêtres fermées pour tenter de faire abstraction d'un pays qui les dégoûte, se terrent d'habitude chez eux le soir devant leur télévision ou ordinateur, histoire de faire encore plus abstraction d'un lendemain qu'ils savent sans promesse, n'en peuvent plus. Ils se réveillent. Ils se rebellent. Ils s'indignent.
Et alors, tout là-haut, le vent se lève. Une brise parfumée, rafraîchissante et agréable chatouille nos narines. C'est le vent de l'espérance qui souffle à nouveau. Car ils nous ont sans doute tout pris, tout piraté, tout volé – puis tout revendu au prix fort, jusqu'à l'air que nous respirions. Mais, osons l'espérer, ils n'ont pas encore réussi à pervertir notre âme.
Élias R. CHÉDID
Avocat à la Cour