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« Califat » de l’Etat islamique, an I : et maintenant, le monde va où ? - tribune

L’enjeu de la mobilisation sunnite

La spectaculaire résilience de l'État islamique entre l'Irak et la Syrie depuis un an, malgré une campagne de bombardements soutenus, continue de provoquer l'effroi à travers le monde. Or, de l'aveu d'une majorité de stratèges militaires, la bataille sera longue et globale. Au cours des derniers mois, le groupe jihadiste a multiplié ses recrues pour atteindre plus de 30 000 combattants en 2015, une hausse illustrant la force idéologique du « califat », de même que sa capacité intacte à mobiliser et se régénérer au-delà de ses revers. Son projet semble en effet conserver une attractivité à toute épreuve.

Comprendre ce phénomène implique de revenir sur ses racines profondes, liées avant tout au contexte irakien et à la situation des sunnites dans ce pays. Depuis plus de dix ans, ces derniers ont été tenus en marge de la transition et souffrent d'une grave crise de représentation qui les empêche d'entrevoir l'avenir. Frappés par des mesures iniques, rendus amers par l'occupation étrangère et par l'ascension au pouvoir des chiites, ils ont fini par parier sur le jihadisme le plus débridé pour porter leur revanche. Et ce sont ainsi ces mêmes sunnites qui demeurent la clef de voûte de la lutte présente, pourvu que leur guerre de sécession puisse encore être contenue.

Depuis le renversement du régime baassiste en 2003, l'expérience des sunnites d'Irak s'est tout entière inscrite sous la bannière d'un rejet du système politique et d'une insurrection tournée vers son renversement. Si rien ne condamnait cette composante à « sortir » de l'histoire, une série d'erreurs et de malentendus ont contribué à l'aliéner, parmi lesquels la débaasification, le démantèlement de l'armée irakienne et un réordonnancement politique communautaire qui a réduit les sunnites au statut de minorité, un sort qu'ils n'ont eu de cesse, depuis, d'essayer de conjurer.
Au lendemain de l'invasion militaire américaine est née une insurrection sunnite plurielle, qui regroupait déjà les anciens du régime, favorables ou non au retour de Saddam Hussein, des nationalistes et islamistes, des haut gradés et officiers de l'armée, et une mouvance salafiste-jihadiste qui s'est plus tard imposée en 2004 à la faveur des deux sièges dans la ville de Fallouja.

L'État islamique apparaît à l'automne 2006 dans cet environnement et « confessionnalise » la lutte autour d'une avant-garde irakienne porteuse d'un projet distinct pour les sunnites. Cinq ans plus tard, alors que les dernières troupes américaines se sont retirées, un mouvement de contestation prend corps dans la province d'al-Anbar, faisant écho aux soulèvements voisins. Parmi leurs demandes, les manifestants réclament la fin de la débaasification, l'abrogation des lois antiterroristes et de la peine de mort, et l'arrêt des ingérences extérieures. Nouri al-Maliki, alors Premier ministre, répond par la force en faisant réprimer plusieurs sit-in, dont, en avril 2013, le camp de Hawija dans la province de Kirkouk. D'un appel pacifique, la contestation se transforme en nouvelle insurrection.

Le premier bénéficiaire de ces évolutions est l'État islamique qui commence par s'emparer de Fallouja en janvier 2014. Quelques mois plus tard, c'est au tour de Mossoul, à Ninive, de tomber aux mains du groupe. Daech annonce la mort de la frontière coloniale et le rétablissement du califat, sous la coupe de son émir Abou Bakr al-Baghdadi. La guerre en Syrie a permis à l'élite irakienne du groupe de s'exporter par-delà sa base et de capitaliser sur un ressentiment sunnite diffus. L'État islamique ne saurait par conséquent se résumer à une « multinationale » terroriste surgie ex nihilo ; il est le produit de la situation irakienne et de son pourrissement avancé. La question sunnite irakienne est restée irrésolue pendant plus d'une décennie et a fini par pousser cette communauté dans les bras de l'acteur le plus violent, celui qui, en l'espèce, lui promettait un renversement absolu de son statut.

L'adhésion au califat n'en varie pas moins d'une région à l'autre et tend à régresser à mesure que les exactions se multiplient. De nombreux sunnites ne se reconnaissent pas dans la vision de l'islam sunnite prônée par l'État islamique et ont, les premiers, fait les frais de l'ultraviolence jihadiste. Dans bien des cas, la soumission des populations à l'État islamique a été purement circonstancielle, pour échapper à la mort, tandis que la stratégie de développement du groupe s'est heurtée à d'importants obstacles. Les combattants n'ont ainsi pas tenu nombre de leurs promesses initiales au plan socio-économique.

Dans une configuration rêvée mais improbable, l'élimination de l'État islamique supposerait l'inversion totale des conditions qui ont permis son émergence en premier lieu : la dissolution de l'armée, jamais reconstituée et entachée par les affaires et les scandales ; la débaasification et les lois antiterroristes ; les arrestations ayant fait le lit de la salafisation des détenus sur les bases américaines et dans les prisons. À ce stade de décomposition, l'horizon d'une refondation nationale de l'Irak et de la Syrie est néanmoins douteux, compte tenu du degré de communautarisation des sociétés concernées. Enfin, sans un rééquilibrage de l'équation militaire au sol, aucune relance de la dynamique politique ne pourra véritablement advenir.

La question est dès lors posée : comment arracher les sunnites à l'emprise de l'État islamique ? Quels acteurs sont concernés ? Quelles doivent être les modalités de leur participation à la contre-offensive ? Plus encore, est-il possible d'enrayer la sécession sunnite en sus de la contre-offensive visant aujourd'hui les jihadistes ? À l'évidence, les sunnites ne se mobiliseront pas si un « après » signifie un retour au statu quo ante.

 

Myriam BENRAAD
* Chercheuse spécialiste de l'Irak et du Moyen-Orient au CERI-Sciences Po, à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam). Auteur de Irak, la revanche de l'histoire. De l'occupation étrangère à l'État islamique, Vendémiaire, 2015 ; Irak : de Babylone à l'État islamique, Cavalier Bleu, 2015.

 

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