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Moyen Orient et Monde - Législatives turques

Même victorieux, Erdogan a perdu son pari

Les politologues Michel Nawfal, Didier Billion et Bayram Balci reviennent sur les enjeux du scrutin turc.

Ozan KOS/AFP

« Ce résultat est rassurant pour la démocratie turque », se réjouit le politologue Bayram Balci.
Selon les résultats définitifs, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) est arrivé sans surprise en tête du scrutin, mais n'a recueilli que 40,7 % des suffrages et 255 sièges de députés sur 550, le contraignant pour la première fois à former un gouvernement de coalition.
Le parti du président Recep Tayyip Erdogan, qui règne de main de maître sur la Turquie depuis 2002, n'a pas réussi son pari. Fort de succès en matière de réformes économiques, politiques et sociales depuis son accession au pouvoir et malgré les soubresauts causés par les nombreuses frasques de son fondateur M. Erdogan, le parti n'a eu de cesse de rafler la majorité des sièges, sans jamais trop craindre l'ombre de prédateurs politiques. Pourtant, les enjeux des dernières élections législatives n'auront jamais été aussi déterminants pour l'avenir de l'AKP et de la Turquie.


L'avenir politique du président s'est inscrit comme l'enjeu premier de ce scrutin. M. Erdogan entendait transformer le régime politique, en passant d'un régime parlementaire pluraliste à un régime présidentiel pour détenir les pleins pouvoirs, comme l'explique le politologue et spécialiste de la Turquie, Michel Nawfal. Même si M. Erdogan « le pratique déjà en étant président », qu'il « enfreint la loi en passant outre les traditions républicaines », il souhaitait ardemment « que cette rupture soit constitutionnelle. C'était un grand pari stratégique pour Erdogan que d'avoir une majorité qualifiée requise pour pouvoir passer ce cap », rappelle le politologue. Pari perdu donc pour celui dont les rêves d'« hyperprésidence » viennent de s'évaporer. « Erdogan ne sera pas superprésident, et même plus, l'AKP sort affaibli et sera forcé de former une coalition », réagit à chaud Bayram Balci, chercheur au CNRS.


Afin de conserver son « high profile », l'AKP aurait normalement dû conserver entre 45 et 47 % des suffrages. Mais avec un score de moins de 42 %, « cela veut dire érosion importante de la popularité d'Erdogan, malgré les efforts qu'il fait, et qui ne sont pas permis par la loi. Un président de la République n'est pas président du parti, or il a agi comme tel, en menant la campagne et en se permettant même de critiquer d'une façon indirecte son Premier ministre, qui n'aurait pas été très chaud pour défendre le présidentialisme », explique M. Nawfal.

 

(Lire aussi : Que reste-t-il aujourd’hui du kémalisme en Turquie ?)


Cependant, s'il y a une impossibilité de changer la Constitution, est-ce qu'Erdogan peut obtenir ce qu'il veut, non en droit, mais de facto ? Pour Bayram Balci, le président va sans doute essayer, mais il ne pense pas que cela donnera quelque chose. « Il peut rendre la vie impossible à sa formation politique d'origine, l'AKP, mais s'il en fait trop, le parti va se scinder, et là tout sera différent », conclut-il.
Pour le spécialiste de la Turquie et directeur adjoint de l'Iris, Didier Billion, l'AKP « est un parti qui a moins de capital sympathie qu'auparavant ». Selon lui, « une partie de la jeunesse, à l'image de la société, considère que l'AKP a fait faire des progrès à la Turquie, donc une partie d'entre elle le soutient. Le parti durant ses premières années au pouvoir a véritablement élargi le champ des libertés démocratiques individuelles et collectives, et c'était une bonne chose, mais, malheureusement, on peut constater depuis que la situation n'est plus la même. Il y a clairement un glissement liberticide de la part de l'AKP et de son principal dirigeant, M. Erdogan, qui est incontestablement dans un cours liberticide ». Mais l'omnipotence de l'État en la matière ne doit pas faire oublier « les dynamiques propres à la société turque » aux tendances conservatrices. Le dirigeant voudrait instaurer un ordre moral, qu'une partie de la jeunesse n'accepte pas, comme lors du grand mouvement Alevi en 2013. « La société turque est une société où les valeurs traditionnelles sont importantes. Erdogan et l'AKP ont très bien compris cela », rappelle M. Billion. Si les mesures liberticides sont condamnables pour le chercheur, il ne peut que constater que celles-ci correspondent aux aspirations d'une partie de la société.

 

Le facteur kurde
Un autre enjeu tout aussi important pour l'AKP était de contrecarrer la montée en puissance du facteur kurde. Le parti kurde HDP (Parti démocratique du peuple) a rassemblé 12,9 % des voix et obtient 80 sièges.
« La présence du parti kurde à l'assemblée, c'est bon pour la démocratie turque », confie Bayram Balci. En passant le seuil de 10 % des voix, le parti peut désormais constituer un bloc parlementaire. Or, « ce défi kurde était très important pour Erdogan. Dans le passé, beaucoup de voix kurdes islamiques allaient automatiquement vers l'AKP, cette fois-ci ce n'est pas le cas », rappelle M. Nawfal. En outre, « les milieux démocratiques kurdes ont peur de cette tendance révisionniste d'Erdogan vers un régime autoritaire. Ces milieux-là, y compris le chef du HDP Selahattin Demirtas, se plaignent de la rupture avec Erdogan, depuis que celui-ci a stoppé net le processus de solution politique du problème kurde, en 2013 », poursuit le politologue.
Pour Michel Nawfal, la campagne menée contre Erdogan ne tient pas seulement à la tendance autoritaire et aux problèmes de corruption, mais il y aurait également « une critique radicale du parti du peuple républicain, les vieux sociaux-démocrates, ainsi que le parti nationaliste, en plus du parti kurde ». Cette opposition qui, depuis 2002, n'a pas pesé lourd face au pouvoir de l'AKP – qui a, jusqu'à ce jour, toujours eu une majorité écrasante lui permettant de gouverner sans faire d'alliances – « va désormais compter dans la balance. Pour une fois, il est clair que la campagne de l'opposition fut efficace », relève le politologue libanais.
Enfin, la politique étrangère aura eu sa part lors des débats électoraux. Ce serait notamment la politique d'Erdogan en Syrie ainsi que tous les choix qui relèvent de ce que l'opposition appelle « ingérence » dans les problèmes du Moyen-Orient et du monde arabe en général », conclut M. Nawfal.

 

Pourquoi l'AKP rafle la mise depuis 2002...

­– Le premier facteur tient au fait que « l'AKP est un parti qui a su prendre la place des partis du centre droit qui existaient auparavant en Turquie, partis qui n'existent plus, et de ce fait, il a pu se constituer une place électorale en occupant le centre de l'échiquier politique », explique le spécialiste de la Turquie Didier Billion.
– Deuxièmement, l'AKP a joui « de très bons, voire parfois spectaculaires, résultats économiques », rappelle le chercheur. Depuis une dizaine d'années, le revenu moyen des Turcs a été multiplié par 2,5. Même si « cette croissance spectaculaire n'est pas due uniquement au parti, il n'empêche que ces résultats sont apparus quand celui-ci était au pouvoir. C'est pourquoi une partie des citoyens turcs considèrent qu'ils lui sont redevables », poursuit-il.
– En outre, c'est un parti qui a su, au cours des années, se constituer « une base sociale assez diversifiée dans quasiment toutes les catégories de la population, en partant des catégories pauvres, des intellectuels, de la classe moyenne, d'une partie des entrepreneurs turcs (les tigres anatoliens). Cette base sociale constitue un poids important pour le parti politique », ajoute M. Billion.
– Par ailleurs, l'AKP bénéficie également de « l'incapacité des partis de l'opposition à formuler une véritable alternative à son programme électoral. Les partis de l'opposition parlementaire en tout cas, depuis deux ans, se contentent de faire une sorte d'opposition pavlovienne systématique, mais ne sont pas capables de proposer une véritable alternative politique », souligne le chercheur.
– Enfin, l'AKP est un parti militant. M. Billion rappelle que ses militants vont dans les quartiers, dans les villages, dans les bourgs anatoliens, font du porte-à-porte. Or « les autres partis ont beaucoup de difficultés à faire la même chose. Mais la politique, c'est aussi cela, et l'AKP a une longueur d'avance », conclut-il.

 

Repères
Les législatives turques, mode d'emploi

Voici quelques chiffres et clés pour comprendre ce scrutin :

– Les chiffres
Selon le Haut-Conseil électoral (YSK), un total de 53 765 231 électeurs de Turquie (pour une population de 77,6 millions d'habitants) étaient appelés aux urnes hier, un chiffre en hausse d'un million depuis la présidentielle d'août dernier. 2 867 658 citoyens turcs résidant à l'étranger avaient déjà voté ces dernières semaines. Les plus de 174 000 bureaux de vote ont été ouverts de 8h à 17h locales.

– Le mode de scrutin
Les députés turcs sont élus en un seul tour au scrutin de liste dans chacune des 81 provinces du pays. Les sièges y sont attribués proportionnellement au nombre de voix qu'ils obtiennent, selon un système appelé loi d'Hondt. Mais, afin de favoriser des majorités stables, seuls les partis qui réunissent plus de 10 % des suffrages au niveau national participent à cette répartition. Très critiqué car injuste, ce système existe dans d'autres pays européens, où le plancher de représentation est toutefois limité à 5 %. En 2007 par exemple, il avait permis à l'AKP d'enlever 62 % des sièges (341) avec seulement 46,5 % des voix.

– Les forces politiques en présence
Si le YSK a officiellement enregistré 37 partis pour ces élections, à peine quatre d'entre eux feront leur entrée au Parlement.
Au pouvoir depuis 2002, l'AKP a remporté l'un après l'autre tous les scrutins disputés en Turquie et même renforcé ses positions à chaque législative (34,2 % en 2002, 46,5 % en 2007 puis 49,9 % en 2011). Il reste en tête mais, affaibli par le récent déclin de l'économie, en net recul.
Héritier du père-fondateur de la République Mustafa Kemal Atatürk, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) dénonce à tour de bras la dérive autoritaire et islamiste de M. Erdogan. Mais il souffre de l'absence d'un chef emblématique.
Très à droite, le Parti de l'action nationaliste (MHP) espère profiter de l'effritement de la base conservatrice de l'AKP, qui voit d'un mauvais œil les négociations engagées par le gouvernement avec les rebelles séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Porte-voix politique de la minorité kurde (20 % de la population turque), le Parti démocratique du peuple (HDP) a franchi le seuil de 10 % des voix grâce aux voix de la communauté kurde, déçue des promesses non tenues de M. Erdogan sur le processus de paix avec les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). À gauche, moderne et tourné vers toutes les minorités, il compte aussi sur la popularité de son jeune chef Selahattin Demirtas, qui a obtenu 9,7 % lors de la présidentielle de 2014.

– L'élection de 2011 et la composition du Parlement sortant
Lors des précédentes législatives, l'AKP avait obtenu 49,83 % des suffrages au niveau national, devant le CHP (25,98 %) et le MHP (13,01 %). Le Parlement sortant se compose de 311 députés AKP, 125 du CHP, 52 du MHP, 29 du HDP (élus sous l'étiquette indépendante) et 18 non-inscrits. Quinze sièges sont par ailleurs vacants.

 

 

Chronologie
Que s'est-il passé en Turquie depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP ?

Principales évolutions en Turquie depuis l'arrivée au pouvoir, en 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) :

2002
L'AKP remporte les élections législatives (3 novembre), balayant une classe politique minée par les scandales et une crise financière. C'est la fin d'une ère d'instabilité, mais aussi le début de l'inquiétude des milieux laïcs.

2004
Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan entreprend des réformes démocratiques et brise un tabou en autorisant le kurde à la télévision publique. Il obtient en octobre 2005 l'ouverture de négociations d'adhésion à l'Union européenne.

2007
Au printemps, l'AKP veut faire élire son candidat à la présidence de la République, suscitant une grave crise. L'armée menace d'intervenir en cas d'atteinte à la laïcité.
En juillet, l'AKP remporte des législatives anticipées et, le 28 août, les députés élisent l'un de ses fondateurs, Abdullah Gül, comme président. Son épouse est voilée – une première – comme celle de M. Erdogan.
Le gouvernement parvient ensuite à mettre progressivement au pas les militaires, auteurs de trois coups d'État depuis 1960. Des centaines d'officiers seront lourdement condamnés par la justice en 2012 et 2013.

2008
Pour satisfaire une revendication emblématique de l'islam politique en Turquie, les députés veulent libéraliser le port du voile et amendent la Constitution afin de l'autoriser à l'université (9 février). Mais la Cour constitutionnelle annule l'amendement le 5 juin et l'AKP échappe de justesse à une procédure d'interdiction pour « activités allant à l'encontre de la laïcité » (30 juillet).
Le voile entre néanmoins à l'université en 2010, dans la fonction publique et au Parlement (2013) puis dans les lycées (2014), suscitant la colère des opposants au régime.

2011
En juin, l'AKP remporte sa troisième victoire d'affilée aux législatives avec près de 50 % des voix. Erdogan entame un nouveau mandat, le dernier selon les règles de son parti.

2012
Le 22 juin, un avion de chasse turc est abattu par la défense antiaérienne syrienne. D'autres incidents suivront, alors qu'Ankara a rompu avec le régime de Damas dès le début de la révolte en mars 2011, soutient la rébellion et accueille de nombreux réfugiés syriens (quelque deux millions en 2015).

2013
Abdullah Öcalan, chef emprisonné des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont la guérilla a fait plus de 40 000 morts depuis 1984, annonce en mars un cessez-le-feu unilatéral, globalement respecté depuis, dans le cadre de difficiles pourparlers ouverts en 2012 avec le gouvernement.
Le 31 mai, la contestation d'un projet d'aménagement urbain à Istanbul vire en fronde antigouvernementale. Pendant trois semaines, 3,5 millions de Turcs défilent. Le régime reprend la main au prix d'une violente répression (au moins huit morts).
Mi-décembre éclate un scandale de corruption qui éclabousse le sommet de l'État. M. Erdogan riposte en déclarant la guerre à ses anciens alliés de la confrérie de l'imam Fethullah Gülen, accusés de complot.

2014
Pour juguler le scandale de corruption, le gouvernement se raidit et multiplie les purges anti-Gülen dans la police et la justice, fait voter des lois pour mieux contrôler magistrats et Internet et bloque momentanément Twitter et YouTube.
Il renoue aussi spectaculairement avec l'armée qui obtient la révision des grands procès d'officiers. Le scandale finira sur un non-lieu général (17 octobre).
L'AKP remporte les municipales en mars (45 %) malgré une contestation persistante, ravivée par la pire catastrophe industrielle du pays dans la mine de Soma le 13 mai (301 morts).
Le 10 août, M. Erdogan est élu président dès le premier tour d'un scrutin disputé pour la première fois au suffrage universel avec 52 % des voix.

2015
L'AKP arrive en tête des élections législatives, mais perd la majorité absolue qu'il détenait au Parlement depuis 2002. Ce résultat sonne la fin des ambitions de M. Erdogan, qui souhaitait réformer la Constitution pour instaurer un régime présidentiel.

 

« Ce résultat est rassurant pour la démocratie turque », se réjouit le politologue Bayram Balci.Selon les résultats définitifs, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) est arrivé sans surprise en tête du scrutin, mais n'a recueilli que 40,7 % des suffrages et 255 sièges de députés sur 550, le contraignant pour la première fois à former un...

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