La majorité des Libanais repense à la période d'avant-guerre avec nostalgie. Le Liban du début des années 1970, avec ses montagnes, son multiculturalisme, son économie ouverte et son secret bancaire revendiquait son surnom de « Suisse du Moyen-Orient ».
À l'époque, le Liban était plus développé que la plupart des pays arabes. Selon une étude réalisée en 1978 par le chercheur Yusuf Sayegh, le Liban avait, en 1974, le revenu par habitant le plus élevé de la région après l'Arabie saoudite, le Koweït et la Libye, égalant l'Irak et dépassant l'Algérie. Il était le seul pays de la région à ne vivre ni de l'agriculture ni du pétrole.
Il se distinguait surtout par le niveau d'éducation de sa population. Le Liban était largement en tête en termes d'alphabétisation, de niveau de scolarisation, du nombre d'universités, etc.
L'atout libéral
La principale richesse du Liban était son capital humain, fructifié grâce à un régime économique libéral qui contrastait avec le dirigisme largement pratiqué dans le reste du monde arabe. À une époque où le socialisme avait le vent en poupe, le Liban offrait un régime des changes flexible, la liberté pour les mouvements de capitaux et un environnement libéral unique dans la région.
Le pays est donc devenu un centre d'attraction pour les investisseurs fuyant les vagues de nationalisation en Égypte, en Syrie et en Irak, et pour les capitaux des pays pétroliers, dont les systèmes financiers n'étaient pas encore développés.
Sa balance des paiements était largement excédentaire. « La Banque centrale, dont le rôle se cantonnait à réguler le marché, devait acheter des dollars pour empêcher une trop grande appréciation de la livre. C'est à cette époque qu'elle a commencé à accumuler des réserves en devises », raconte Samir Makdessi, ancien ministre, professeur à l'AUB et auteur d'un livre sur la guerre du Liban et ses conséquences économiques. La livre était source de fierté nationale, et s'échangeait entre 0,50 et 0,30 cents américains. Un taux qui fait rêver aujourd'hui.
« Entre 1965 et 1973, le pays connaissait une croissance moyenne de l'ordre de 6,6 % par an, avec une inflation faible », ajoute-t-il. Cette croissance était tirée par le secteur des services, notamment le commerce qui représentait à lui seul 32 % du PIB.
La finance, les transports et les autres services représentaient 22 %. « Entre 1968 et 1975, les dépôts bancaires ont triplé, et les trafics de l'aéroport et du port ont doublé. Le développement rapide du port de Beyrouth était dû à la fermeture du canal de Suez et surtout à la forte demande de l'hinterland arabe en biens d'équipements et biens de consommation après le renchérissement du prix du pétrole », écrit le géographe français André Bourgey, dans une étude publiée en 1985 sur les conséquences géographiques de la guerre au Liban. Le tourisme était également en pleine croissance. En 1974, le Liban a accueilli 1 520 000 touristes dont 73 % étaient originaires des pays arabes.
Ce record n'a été battu qu'une seule fois depuis, en 2009. Depuis la fin de la guerre, le Liban n'a jamais réussi à se repositionner en tant que destination touristique majeure, et encore moins en tant que centre régional de commerce et de services.
Les hommes politiques, qui ont continué à miser sur ce modèle, ont occulté le fait que la région avait changé entre-temps.
Érosion des avantages comparatifs du Liban
« La politique de reconstruction n'a pas tenu compte du fait que les économies arabes voisines, en particulier celles des pays exportateurs de pétrole, mais aussi celles de pays comme l'Égypte ou la Syrie, s'étaient considérablement modernisées et ouvertes sur le commerce international. De ce fait, le Liban pour retrouver un rôle régional important aurait dû mettre l'accent sur la valorisation de ses ressources humaines et le développement de services ou de produits à haute valeur ajoutée, sur le modèle de l'Irlande ou des petites économies asiatiques, telles que Singapour ou Taïwan », souligne l'ancien ministre Georges Corm, dans un article publié en 2005 dans le magazine de la Chambre de commerce de Paris, Accomex.
Au lieu de valoriser ses ressources humaines, le Liban a au contraire continué à les exporter, massivement. Les gouvernements successifs n'ont jamais considéré ce phénomène comme un problème, voyant au contraire dans les transferts des expatriés un facteur de résilience financière. Or ces flux de capitaux ont favorisé les placements spéculatifs, stimulé l'inflation et encouragé les importations.
La spéculation, notamment dans le secteur immobilier, a été accentuée par des politiques fiscales menées depuis la fin de la guerre, au détriment des investissements productifs. Ces investissements existaient pourtant avant la guerre. Car la « Suisse du Moyen-Orient » était aussi productive.
Recul de l'industrie
En 1974, « parallèlement au développement des services, le Liban connaissait un essor des investissements industriels. Les exportations industrielles étaient 18 fois plus importantes qu'en 1964 », souligne André Bourgey. La part du secteur secondaire est ainsi passée de 13 % à au moins 16 % du PIB à la veille du déclenchement de la guerre.
Quarante ans plus tard, l'industrie représente moins de 11 % du PIB. Au moment de la reconstruction, comme l'explique Georges Corm, « aucun mécanisme d'aide n'a été prévu pour que le secteur privé puisse reconstituer sa capacité productive, sérieusement entamée par les destructions de capital physique durant la guerre ».
Les taux d'intérêt élevés pratiqués dans le cadre de la politique monétaire menée par la Banque centrale à partir de 1992 n'ont pas arrangé les choses.
Exode rural et inégalités
« Doté de richesse en eau et de sols fertiles dans plusieurs régions du pays, le Liban aurait dû viser aussi à assumer une vocation agroalimentaire, ce qui lui aurait permis de redonner vie à ses régions rurales qui dépérissent », poursuit Georges Corm.
Là encore, la classe politique ne semble pas avoir tiré les enseignements de la guerre, en occultant sa dimension socio-économique. Le secteur agricole, qui était l'un des piliers de l'économie dans les années 1950, était déjà en net recul dans les années 1970. Sa part dans le PIB était tombée de 12 à 9 % en dix ans (contre 4 % aujourd'hui). L'exode rural, combiné à l'afflux de réfugiés palestiniens, a entraîné la constitution de ce qu'on appelait « la ceinture de misère » autour de la capitale. Le boom économique axé sur les services ne profitant qu'aux grandes agglomérations, à Beyrouth et au Mont-Liban.
« Ces années de forte croissance (...) ont vu en même temps s'accentuer les inégalités de revenus entre classes sociales et s'aggraver les disparités régionales à l'intérieur du pays, dans un climat d'ultralibéralisme économique caractérisé par un laisser-faire total, où le libéralisme signifiait surtout faiblesse des infrastructures et investissements publics, et où les interventions de l'État se limitaient souvent à la défense d'intérêts particuliers », écrit André Bourgey.
Le président Fouad Chéhab a tenté entre 1958 et 1964 de mettre en œuvre une politique économique et sociale plus juste en renforçant les institutions de l'État. Mais cette tentative est restée orpheline. « L'État libanais n'a jamais joué son rôle de redistributeur des richesses, reconnaît Samir Makdessi. La classe politique de l'époque était proche des milieux des affaires, mais son intervention dans l'économie était faible. Malheureusement après la guerre, les intérêts économiques de la classe politique ont complètement pris le pas sur l'intérêt général. »
En 1992, l'État libanais adopte un plan de développement des infrastructures sur dix ans, prévoyant des dépenses de 18 milliards de dollars, « sans qu'aucun prélèvement fiscal exceptionnel n'ait été opéré sur les fortunes constituées durant la guerre pour financer la reconstruction », souligne Georges Corm.
La dette contractée par le Liban, en l'absence de réforme d'un système politique clientéliste et corrompu, a largement dérapé pour représenter 140 % du PIB en 2014. La détérioration des infrastructures et des services publics constitue aujourd'hui l'un des principaux freins au développement du pays. Si l'on y ajoute la dégradation de l'environnement, même sa vocation touristique semble menacée.
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Ce que le docteur Corm, que je respecte d'ailleurs profondement avait probablement omis de mentionner en 2005 c'etait la croissance impitoyable de la Dette Publique du aux interets composes. Cette omission est probablement due au fait qu'elle n'atteignait a cette epoque que $33 milliards de dollars.A present que, moins de dix ans plus tard, elle a plus que double, je suis convaincu que docteur Corm realise pleinement l'effet boule de neige de ce cataclysme. Bien plus que l'absence d'une politique agro-industrielle, ou meme que tous les detournements qui continuent a avoir lieu au sein de notre Administration et a tous les niveaux, la dette est notre plus grand danger.Nos ediles vont-ils enfin le comprendre?Pourquoi ne leur demandez-vous pas, Mme El Attar?
21 h 59, le 15 avril 2015