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Comment le trafic d’antiquités fait vivre l’EI et anéantit la civilisation assyrienne - Scandale

Comment le trafic d’antiquités fait vivre l’EI et anéantit la civilisation assyrienne

Pour l'archéologue Joanne Farchakh Bajjaly, les jihadistes détruisent, d'une part, le patrimoine irakien et menacent, d'autre part, de faire disparaître une communauté chrétienne vieille de 2 000 ans.

Ninveh, la porte de Nergal détruite et filmée par les miliciens de l’EI.

Le 26 février 2015. La première scène se déroule au musée de Mossoul en Irak.
Des dizaines de sculptures millénaires ont été jetées par terre ou détruites à coups de masse par une poignée de jihadistes. Un « spectacle » cyniquement filmé et diffusé par l'organisation de l'État Islamique (EI) sur le web. Scène deux : quelques jours plus tard, le ministère irakien du Tourisme et des Antiquités a annoncé dans un communiqué avoir reçu des informations selon lesquelles la cité antique de Hatra a été la proie des démolisseurs. Bien que ces informations n'aient jamais été vérifiées de source sûre, plusieurs témoins ont cependant déclaré avoir entendu de puissantes explosions sur le site, alors que d'autres personnes vivant dans les environs ont déclaré que les jihadistes avaient détruit certains des grands édifices du site de Hatra en les rasant au bulldozer.

Cette mise à sac du patrimoine irakien et de l'humanité a suscité l'indignation à travers le monde. Mais alors que le rideau est tombé, il convient de revenir sur les coulisses de ces destructions dénoncées par la communauté internationale comme sauvages et barbares...

Pour mesurer l'ampleur de la propagande jihadiste, L'Orient-Le Jour a demandé à Joanne Farchakh Bajjaly, spécialiste en archéologie en temps de guerre, d'expliquer les dessous et les enjeux des machinations de l'EI, au-delà des vidéos ou des rumeurs diffusées par le groupe terroriste.
« Il y a deux aspects très importants qui ne sont pas assez couverts par les medias libanais, affirme d'emblée l'archéologue libanaise. D'abord la destruction du patrimoine irakien. L'Irak et son histoire sont intimement liés à la région du Proche-Orient dont le Liban fait partie. Le second patrimoine menacé est le patrimoine chrétien, une civilisation toujours vivante et qui est en train de disparaître. »

(Lire aussi : Comment procèdent les jihadistes dans leur propagande ?)

Une région unique, un art unique

L'Assyrie se situe au nord de l'Irak, dans une zone appelée la plaine de Ninive. C'est une région extrêmement fertile, qui diffère du reste du pays. « La spécificité de cette zone est qu'elle contient une pierre, appelée marbre de Mossoul. C'est un marbre vert qui est typique de la région et qu'on ne trouve nulle part ailleurs. On l'appelle marbre parce qu'elle brille, mais en fait, c'est une pierre assez souple quand on la travaille », explique Joanne Farchakh Bajjaly.
Les autres civilisations de la Mésopotamie – babylonienne, sumérienne – ont, quant à elles, utilisé la brique.

Historiquement, quand les Assyriens envahissaient un pays, ils en prenaient systématiquement les meilleurs artisans et les ramenaient chez eux. Du coup, l'art assyrien a touché la finesse de toutes les autres civilisations environnantes.
Selon elle, les Assyriens ont superbement exploité cette pierre en faisant des sculptures et des bas-reliefs extraordinaires, qu'aucune autre civilisation n'a pu avoir. « En visitant aujourd'hui n'importe quel musée au monde, dès qu'on aperçoit des antiquités mésopotamiennes, il s'agit la plupart du temps d'antiquités assyriennes vraiment spectaculaires : des taureaux ailés hauts de trois mètres, d'énormes bas-reliefs représentant des personnes défilant, souligne Joanne Farchakh. C'est un art particulier qui n'existe nulle part ailleurs. Et donc toute destruction relative à cette civilisation fait perdre à l'humanité un chapitre de son histoire. »

(Lire aussi : En Syrie, des fonctionnaires dévoués sauvent des milliers d'antiquités)

« C'est moi ou le néant »

Ce qui est singulier concernant les destructions commises par les jihadistes de l'EI, c'est qu'elles visent aussi bien le présent que le passé. Historiquement, les conquêtes entraînaient souvent des destructions, des déportations de populations, etc. C'étaient les techniques de l'époque. Les pillages et les démolitions visaient principalement le présent (châteaux, maisons, villages), mais pas le passé.

Selon Joanne Farchakh Bajjaly, les raisons de cette politique de destruction sont « l'importance de ce passé vénéré ». « C'est comme si les jihadistes disaient : avant moi, il n'y avait rien, et après moi, il n'y aura rien. C'est moi ou le néant », explique-t-elle, ajoutant que « cet aspect politique et idéologique trouve tout son fondement dans le volet économique et financier de l'organisation terroriste ».

En effet, Daech vit, entre autres, de deux commerces illégaux : le pétrole et les antiquités. Pour l'experte libanaise, « les destructions et les pillages qui ont lieu dans les régions sous occupation de l'EI en Irak et en Syrie actuellement sont à un niveau ahurissant. Les sites sont ravagés avec des bulldozers. Jusqu'à un certain temps, Daech tolérait ce trafic en y imposant même la taxe islamique du 1/5 (al-khims), issue des hadith. Jusqu'au jour où les jihadistes ont compris l'importance des sites archéologiques assyriens qu'ils ont entrepris de vendre. Pour couvrir ce pillage massif, ils ont détruit les sites en question, répondant en même temps parfaitement aux attentes idéologiques du groupe. Ils sont ainsi gagnants dans les deux sens ».

Des mafias derrière Daech ?

La question qui vient par conséquent sur toutes les lèvres : et qui achète ?
« Il s'agit de mafias superorganisées, spécialisées dans le trafic des antiquités », affirme Joanne Farchakh Bajjaly. Et comme maintenant il s'agit d'antiquités menacées en voie de disparition, ces mafias vendent leurs butins à des prix exorbitants.

Le pire dans toute cette histoire, c'est que nombre de particuliers se précipitent sur ces objets pour les acheter, pensant ainsi les sauver, alors que c'est précisément leur convoitise qui est la première cause de leur destruction.
Le cercle vicieux dans lequel tout le monde s'engouffre, c'est le marché des antiquités. S'il n'y avait pas ce marché illégal, cette demande, il n'y aurait pas de vente. Et les trafiquants savent d'abord répondre à cette demande et, plus encore, faire le marketing de cette demande. Avec les méthodes funestes que les jihadistes utilisent, on peut même se demander s'ils ne sont pas payés pour faire ce job et faire monter les enchères.

(Lire aussi : Dans les ruines du patrimoine chrétien au Moyen-Orient...)


L'archéologue libanaise revient ainsi sur la destruction des bouddhas de Bâmiyân en 2001. « Les trafiquants ont vendu les orteils, les cailloux des statues après leur destruction », se rappelle-t-elle.
Dans ce contexte, les trafiquants d'antiquités deviennent de plus en plus efficaces, avec des techniques de plus en plus élaborées et un réseau de plus en plus large. Ils sont au premier rang avec les trafiquants d'armes dans les régions en guerre.

Chinois, pays du Golfe et Israël

On remarque en outre la prolifération des musées, premiers grands clients des trafiquants. Dans le cas assyrien, les riches chinois, les pays du Golfe et Israël sont aux premières loges, affirme Joanne Farchakh Bajjaly. Selon elle, « l'État hébreu est très intéressé par les antiquités assyriennes parce que, à une certaine époque, le peuple juif a été déporté du temps des Assyriens. Donc, dans les textes cunéiformes, il y a des mentions sur les Juifs. Israël a la plus grande collection de tablettes cunéiformes au monde, alors que l'écriture cunéiforme n'existe pas en Terre sainte ».

Sur un autre plan, Joanne Farchakh Bajjaly estime que les destructions massives des antiquités sont une destruction de l'identité des Assyriens et plus particulièrement la communauté chrétienne assyrienne qui se voit comme descendant des Assyriens. « Je me souviens avoir visité le musée de Bagdad, qui grouillait de jeunes assyriens venus voir "le travail de leurs ancêtres". Il s'agissait d'un moment fascinant culturellement où des enfants qui parlent l'assyrien viennent découvrir l'art assyrien antique. Le temps n'a plus aucune valeur puisqu'il y a une continuité culturelle de 3 000 ans entre le taureau ailé et les jeunes visiteurs du musée. »

La civilisation assyrienne menacée

Aujourd'hui, cette communauté chrétienne vieille de 2 000 ans, dont les racines assyriennes remontent 3 000 ans dans l'histoire, est en danger. « Elle est démunie, déportée, et l'on détruit son héritage culturel : son patrimoine ancestral et son patrimoine religieux chrétien. C'est la fin d'une civilisation vieille de trois millénaires mais toujours vivante, dénonce-t-elle. C'est un phénomène assez rare dans l'histoire d'avoir une civilisation qui a survécu aussi longtemps. Seuls les pharaons ont eu une longévité aussi longue. La chrétienté n'a que deux mille ans, précise-t-elle. Aujourd'hui, les assyriens sont les premiers perdants, mais le grand perdant, c'est l'Irak. »


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