« Les Syriens attisaient le feu puis jouaient aux pompiers. »
C'est par cette phrase lapidaire que le chef du bloc parlementaire du Futur, Fouad Siniora, a résumé le rôle joué par les officiers syriens au Liban durant les années qui ont précédé l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri.
Témoignant pour le quatrième jour devant le Tribunal spécial pour le Liban, M. Siniora a été amené à donner « une leçon en finances et une autre en histoire » à la défense, pour reprendre les termes du président de la chambre de première instance, le juge David Re.
De la politique à l'économie, en passant par le judiciaire, les questions adressées hier par la défense au témoin ont permis d'évoquer tour à tour les relations libano-syriennes, la prorogation des mandats présidentiels, l'accumulation de la dette publique durant les différents mandats de Rafic Hariri, mais aussi la création de Solidere et l'arrestation des quatre généraux.
(Lire aussi : Siniora refuse d'accuser le Hezbollah : C'est au TSL de désigner les coupables)
Lors d'un échange sur le rôle du chef des SR syriens, Rustom Ghazalé, « lorsqu'il était sollicité par Rafic Hariri pour intervenir en cas de problèmes », M. Siniora afirme que l'officier syrien jouait le rôle de médiateur entre les Libanais et cherchait ainsi « à perpétuer son rôle au Liban ». Et d'enchaîner, à la question de savoir quelle était la position du Hezbollah à l'égard de Rafic Hariri : « Le Hezbollah n'a jamais soutenu l'ancien Premier ministre ni proposé son nom lors des consultations parlementaires (requises pour la désignation du chef du gouvernement). Ce fut le cas pour l'ensemble des gouvernements mis en place. Le parti ne lui a jamais accordé non plus la confiance, ne serait-ce qu'une seule fois », a dit le témoin.
À une autre question inspirée d'un ouvrage de l'ancien ministre, Karim Pakradouni, sur les élections et le rôle de l'ancien chef des SR syriens, Ghazi Kanaan, le témoin répond : « Dire que Rafic Hariri a utilisé son influence pour obtenir l'appui de Ghazi Kanaan est faux. » Il cite à ce propos les tentatives de ce dernier de « porter atteinte à l'image de Hariri et de nuire à sa popularité ». Des tentatives qui étaient accompagnées d'arrestations multiples ciblant des personnes proches de l'ancien chef du gouvernement.
Qui se trouve derrière la 1559 ?
Rafic Hariri était-il « l'ingénieur » de la prorogation du mandat de l'ancien chef de l'État Élias Hraoui en 1995 ? demande Antoine Korkmaz, le conseil de l'accusé Moustapha Badreddine. Quand bien même Rafic Hariri pouvait compter sur une large représentation au sein du Parlement, il n'avait pas pour autant la capacité de faire parvenir Hraoui à la première magistrature sans la participation d'autres députés, assure M. Siniora.
Les divergences qui ont marqué par la suite les rapports entre Rafic Hariri et l'ancien président Émile Lahoud étaient dues, selon lui, à une « approche très différente sur la manière de diriger le pays ». Avec l'avènement de M. Lahoud, « on est passé d'une présidence marquée par un esprit civil à une présidence régie par un militaire ». Dans les deux cas, ajoute-t-il, l'amendement de la Constitution pour la prorogation du mandat de l'un comme de l'autre n'était pas souhaitée. « Rafic Hariri n'a lésiné sur aucun moyen pour tenter de coopérer avec M. Lahoud », tient à souligner le témoin.
(Lire aussi : Le Hezbollah a « tenté à plusieurs reprises de m'assassiner », avait confié Hariri à Siniora)
« Ne pensez-vous pas que la prorogation du mandat de M. Lahoud a été le déclencheur de la résolution 1559 ? » interroge la défense. « Peut-être a-t-il été un facteur y contribuant, mais il n'était pas la raison majeure », répond M. Siniora.
« Et si la prorogation n'avait pas eu lieu, la 1559 aurait-elle quand même vu le jour ? » « J'aurais tant aimé être le représentant de l'une des grandes puissances pour pouvoir vous répondre », répond le chef du bloc du Futur en éclatant de rire. Et d'ajouter à une question posée par le juge Walid Akoum que le fait que Hariri ait poussé en direction de la prorogation d'Élias Hraoui a effectivement pu susciter chez Émile Lahoud de l'amertume. Revenant sur les circonstances de l'adoption de la résolution 1559, il ajoute : « Le fait de chercher à démontrer que l'amitié entre Rafic Hariri et Jacques Chirac (à l'époque président français) a donné lieu à la 1559, c'est se moquer de l'intelligence des gens. Rafic Hariri ne pouvait convaincre 15 membres du Conseil de sécurité. Cette résolution a été prise par la communauté internationale. »
La valse des chiffres
La défense passe ensuite au second volet – financier – de son contre-interrogatoire, insistant sur la question de la dette publique accumulée au cours des différents mandats de Rafic Hariri. La valse des chiffres commence alors et un dialogue de sourds s'installe entre M. Korkmaz et le témoin, qui ne semble convenir ni des chiffres ni des termes techniques employés par la défense, encore moins de la logique qui sous-tend ses propos, notamment pour ce qui est du déficit budgétaire cumulatif. Les juges interviennent alors pour essayer de clarifier un débat devenu extrêmement technique et assorti d'une flopée de chiffres, mais en vain. « Monsieur, les choses ne se passent pas de cette manière dans le monde des finances », finit par lancer M. Siniora, qui tente d'expliquer les différentes composantes de la dette publique libanaise (intérêts de la dette, déficit et déficit global du Trésor).
De retour dans la salle après la pause déjeuner, et suite à une série de questions ouvertes posées par la défense sur Solidere, le président de la chambre, David Re, ne peut se retenir de lancer une boutade à l'adresse de M. Korkmaz : « Vous avez sollicité une leçon en économie, maintenant vous êtes sur le point d'en obtenir une en histoire. » La défense relance en effet le débat sur les différentes phases de la création de Solidere et la situation des ayants droit au centre-ville. Des questions ouvrant la voie à une longue explication du chef du bloc du Futur, qui évoque notamment les raisons pour lesquelles Rafic Hariri avait décidé d'investir dans Solidere. « Si je ne le fais pas, personne ne voudra y prendre part », avait dit Hariri à M. Siniora alors que la société immobilière était en gestation.
(Lire aussi : Larmes du crime, l'éditorial de Issa Goraieb)
M. Korkmaz insiste sur la manière dont les ayants droit ont été dédommagés – « en devenant actionnaires », répond M. Siniora –, dénonçant à travers ses questions le fait qu'ils n'avaient pas eu véritablement le choix.
Tout un débat s'ensuit sur l'affaire de la détention « arbitraire » des quatre généraux – arrêtés sans preuve pendant quatre années avant d'être relâchés par le TSL, en 2009. M. Korkmaz matraque le témoin de questions pour savoir notamment si M. Siniora avait jamais évoqué ce dossier avec l'ambassadeur des États-Unis à l'époque, Jeffrey Feltman. L'avocat se fonde notamment sur un document WikiLeaks révélant la teneur d'une réunion qui aurait groupé en 2005 le diplomate US et le ministre de la Justice, Charles Rizk. Intervient alors l'accusation pour contester la crédibilité du document, WikiLeaks ayant fait l'objet d'une action en justice. La défense poursuit sur sa lancée et souligne devant M. Siniora que son nom est mentionné à plusieurs reprises au cours de cette réunion.
« J'ai l'impression que vous avez dérapé vers la mauvaise direction », lance, pince-sans-rire, le juge Re à l'avocat de la défense.
« Savez-vous que cette arrestation était arbitraire ? » reprend M. Korkmaz à l'adresse du témoin. « Je suis conscient du fait que certains pensaient effectivement qu'elle l'était. Mais j'ai agi sur la base d'une décision judiciaire », conclut Fouad Siniora. Le chef du bloc du Futur devra poursuivre son témoignage devant le TSL, le mois prochain, à une date qui sera fixée par le tribunal.
Lire aussi