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Moyen Orient et Monde

La bataille pour la Russie

Les alliés occidentaux de la Russie n’apprécient pas nécessairement le régime de Vladimir Poutine, mais, disent-ils, il n’y a pas d’alternative. En des temps difficiles, l’on ne peut choisir ses partenaires. Alexei Druzhinin/RIA Novosti/AFP

Lorsque j'ai appris la nouvelle de l'assassinat du politicien russe Boris Nemtsov à Moscou, une conversation que j'avais eue avec un dignitaire du régime soviétique avant la chute du mur de Berlin m'est revenue à l'esprit. Nous marchions seuls dans le parc de Versailles, évoquant en termes généraux le XXe siècle et ses tragédies, lorsque mon interlocuteur a soudainement lâché une phrase qui est restée gravée dans ma mémoire : « Les Russes ont plus souffert durant ce siècle que tout autre peuple, dit-il. Aucun autre pays n'a eu à déplorer autant de morts pendant les Première et Seconde Guerres mondiales. Mais c'est le pouvoir soviétique qui, par une combinaison de purges et de famines provoquées, a plus tué de citoyens russes que tous les ennemis de la Russie combinés. »
La tragédie de la Russie est qu'elle est autant une menace pour elle-même qu'elle l'est pour ses voisins. Alors que l'Europe est engagée dans une confrontation avec le président russe Vladimir Poutine au sujet de l'Ukraine, une bataille plus vaste et en fin de compte plus importante se déroule en Russie même, une bataille qui oppose la riche culture séculaire du pays à la cruelle propension au mensonge politique du gouvernement. Compte tenu de la nature du régime de Poutine, il est peu probable que nous sachions un jour la vérité concernant le meurtre de Nemtsov. Mais il est impossible de ne pas envisager, en réfléchissant à cette affaire, que le Kremlin soit d'une manière ou d'une autre impliqué dans cet assassinat, directement ou indirectement.
Poutine a habilement déployé un barrage incessant et hautement professionnel de propagande pour creuser le fossé entre les convictions d'une majorité de Russes et celles d'une majorité d'Occidentaux. En fait, la propagande officielle – qui exploite des tendances nationalistes profondément ancrées – est l'instrument qui permet au Kremlin d'entretenir un climat de chauvinisme et d'intolérance. L'influence de la propagande de Poutine se mesure à l'écho qu'elle rencontre bien au-delà des frontières de la Russie. Il était facile de comprendre, à l'époque soviétique, comment l'idéal communiste pouvait séduire les esprits généreux, même si sa promesse d'une société libre et équitable s'est en final révélée être une fiction. Il est par contre plus difficile d'expliquer – au-delà des bas intérêts financiers et commerciaux de certains – pourquoi tant d'Occidentaux ressentent aujourd'hui une telle affinité avec la Russie.
Elle pourrait pour certains représenter l'attrait de l'antiaméricanisme, combiné à la défense des valeurs conservatrices et du rejet de la « décadence » libérale (dont l'exemple premier est l'acceptation croissante par les pays occidentaux du mariage homosexuel). D'autres pourraient la voir comme un allié face à une menace plus grave. Tout comme l'idée d'une coopération avec l'Allemagne nazie a été défendue par certains en Occident face à la menace soviétique, présumée plus sérieuse, d'aucuns soutiennent aujourd'hui Poutine comme partenaire contre le péril de l'extrémisme islamiste.
Les alliés occidentaux de la Russie n'apprécient pas nécessairement le régime de Poutine – exactement comme des partisans de l'Allemagne abhorraient les nazis – mais, disent-ils, il n'y a pas d'alternative. En des temps difficiles, l'on ne peut choisir ses alliés. La conséquence de ce point de vue est illustrée par l'alliance parfaitement logique entre les partis populistes européens – pour qui la menace la plus sérieuse est souvent l'Union européenne – et l'impérialisme kitch de Poutine.
Pour l'instant, dans la lutte pour l'âme russe, la politique vénale semble prévaloir. Mais si la Russie reste plongée dans la violence et la peur, des lueurs d'espoir se manifestent dans les ténèbres. Peu après l'effondrement de l'Union soviétique, j'ai eu la chance de rencontrer de jeunes Russes idéalistes comme Boris Nemtsov. Ils avaient foi en la démocratie et l'État de droit, et ne pensaient pas que ces valeurs étaient incompatibles avec l'histoire et la culture russes. Par leur audace et leur enthousiasme, ils m'ont fait penser aux jeunes généraux de la Révolution française. Mais le champ de bataille sur lequel se battaient ces jeunes Russes était celui des idées, et leur lutte visait à conquérir la liberté, pas des territoires.
Ces jeunes idéalistes peuvent avoir perdu de nombreuses batailles, mais la guerre est loin d'être finie. Leurs étendards se sont à nouveau levés, peu après l'assassinat de Nemtsov, lorsque des dizaines de milliers de Russes sont descendus dans la rue pour protester. Les drapeaux russes à perte de vue étaient un symbole puissant, l'augure d'une autre Russie – qui peut encore voir le jour.

© Project Syndicate, 2015. Traduit de l'anglais par Julia Gallin.

Lorsque j'ai appris la nouvelle de l'assassinat du politicien russe Boris Nemtsov à Moscou, une conversation que j'avais eue avec un dignitaire du régime soviétique avant la chute du mur de Berlin m'est revenue à l'esprit. Nous marchions seuls dans le parc de Versailles, évoquant en termes généraux le XXe siècle et ses tragédies, lorsque mon interlocuteur a soudainement lâché une...

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