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Liban - Société

Mar Mikhaël, entre le jour et la nuit

Devenu le repère de la jeunesse branchée de Beyrouth, le quartier de Mar Mikhaël ne fait pas que des heureux. Les plus âgés peinent à comprendre les « excès » de cette nouvelle génération « fast and furious » qui prend possession des lieux.

Les habitants du quartier ont gardé leurs habitudes. Pause café et trictrac à la tombée de la nuit pendant qu’une jeunesse débridée envahit les rues.

Il est près de 18 heures ce vendredi soir, le quartier de Mar Mikhaël est encore paisible. « Plus pour longtemps », assurent les locataires d'un immeuble surplombant la rue d'Arménie, sur un ton las.
S'étirant sur un bon kilomètre, la rue à double sens au cœur du quartier est connue pour être le repère nocturne de la jeunesse de la capitale. Le phénomène est récent. Depuis cinq ans, les bars et pubs y poussent comme des champignons. Les nouveaux arrivants – artistes, designers, propriétaires de bars et cafés – ont déserté Gemmayzé, dans le prolongement de la rue d'Arménie, pour venir s'installer dans ce nouveau secteur branché. Cela n'est pas du goût de tous les habitants, qui portent un regard critique sur l'invasion de cette génération de fêtards venus perturber la quiétude de leur quartier. Si la vie suit son cours durant la journée, la rue prend des allures de discothèque à ciel ouvert la nuit tombée. Preuve à l'appui, il n'aura pas fallu attendre plus d'une heure pour entendre les premiers tapages nocturnes. Dérapages en série, accélérations en trombe et musique techno à fond dans les bolides dernier cri. Le spectacle commence.

Seniors en colère
Maurice vit depuis ses quatorze ans dans cet immeuble de Mar Mikhaël dont la construction remonte aux années 1960. Avec sa femme, ils sont propriétaires d'un petit commerce de man'ouché et connaissent tous les habitants du quartier. Leur porte est toujours grande ouverte. Deux voisines de longue date s'invitent dans la discussion, autour d'un café et d'un sfouf fait maison. « C'est leur façon de faire la fête », affirment-ils à l'unisson. Pour Maurice, les jeunes vivent leur jeunesse. « Ils s'amusent, tant mieux. Simplement, je suis contre les excès. » Des débordements, à les entendre parler, sont fréquents. « Et puis certains bars ferment leurs portes vers 4 heures du matin. La rue devient une piste de danse et nous, on ne dort pas. » Agnès est plus radicale. À 40 ans, elle est mère de deux enfants. Elle ne cache pas son inquiétude pour son aînée âgée de quinze ans. « Je ne les comprends pas. Comment peut-on se mettre dans des états pareils ? s'énerve-t-elle. Avant, on sortait dans des endroits fermés, dans des restaurants ou des discothèques. On rentrait à des heures raisonnables et on ne faisait pas de bruit dans la rue. Aujourd'hui il n'y a aucune pudeur. Les jeunes s'embrassent en public sans complexe, boivent sur le trottoir ou les escaliers, ici, devant notre immeuble. » Catherine acquiesce. À 68 ans, elle est de la génération précédente. Elle se souvient, une pointe de nostalgie dans la voix et un tricot dans les mains, que les jeunes filles de son époque ne sortaient pas avant le mariage et ne connaissaient qu'un seul garçon. « Mais aujourd'hui tout a changé ! » s'écrie-t-elle, en désignant par la fenêtre un groupe de filles, cigarette à la main, bière dans l'autre. « Regardez, maintenant elles mettent des petites jupes. Quand j'étais jeune et que je sortais avec mon mari, j'étais tirée à quatre épingles comme on dit. » Le lendemain matin, des débris de bouteilles de verre jonchent les ruelles. Elles sont aussitôt ramassées par le balayeur du quartier. La vie reprend son cours, comme si de rien n'était. On oublie, puis on recommence.

J'y suis, j'y reste
Thérèse est esthéticienne. « J'exerce ce métier depuis cinquante ans ! » lance-t-elle fièrement. Entre les rues, elle galope, son sac à main noir accroché au bras, son iPhone toujours à la main, prête à répondre aux appels de ses clients. Son appartement est situé dans une petite rue parallèle à la rue d'Arménie, elle y vit seule depuis dix-huit ans et y accueille chaleureusement sa clientèle fidèle et régulière, avec qui elle aime parler. De temps à autre, elle y reçoit ses deux filles, aujourd'hui mariées, et ses petits-enfants dont les portraits figurent sur tous les pans de mur. « Ici, je suis plutôt tranquille, je ne suis pas exposée au bruit. La nuit, je peux dormir. » Elle accepte moins, en revanche, le flot de jeunes inondant les rues dès la nuit tombée. « On ne peut plus circuler! Je vais à l'église presque tous les soirs, à 18h. L'église Saint-Michel, juste derrière la rue principale. Quand je sors, il m'est difficile de regagner mon immeuble, entre les voitures sur la route et les gens sur le trottoir. » Malgré tout, Thérèse relativise : son quotidien n'en est pas bouleversé pour autant. La jeunesse apporte également son lot de fraîcheur. Thérèse fait partie de ces personnes âgées pour qui le conflit générationnel n'existe pas. « Qu'on soit jeune ou moins jeune, les gens aiment faire la fête. C'est la vie ! » s'exclame-t-elle, pétillante.

Flambée des prix
À quelques mètres de la rue d'Arménie, Georges tient une épicerie depuis quarante ans. Né à Mar Mikhaël, il observe depuis quelques années l'évolution de son quartier. Au-dessus d'un réfrigérateur rempli de boissons alcoolisées, une petite télévision est installée, les clips les plus récents tournent en boucle. De temps à autre, ses amis le retrouvent pour discuter. Ils disposent des chaises en plastique sur le trottoir et fument le narguilé. Souvent, le soir, ils regagnent sa maison et jouent au poker. Le concept est simple : chacun mise 40 000 livres mais il n'y a pas de perdant puisque « le but est de se faire plaisir au restaurant après la partie ». L'invasion des jeunes fêtards n'ennuie pas Georges, car « il faut vivre avec son temps », sourit-il. Mais il est scandalisé par la hausse des loyers, qui ont plus que triplé. « Je payais le local de mon épicerie 250 dollars par mois il y a cinq ans. Aujourd'hui, je paie 1 000 dollars tous les mois. » C'est que les maisons et appartements prennent de la valeur dans ce quartier désormais très prisé. Certains habitants ont décidé d'élire domicile ailleurs. « Le paradoxe est surprenant, explique Georges. Si les nouveaux propriétaires de bars et de cafés se sont installés ici, c'est parce que l'ancien quartier branché, Gemmayze, devenait inabordable. » Le phénomène se répète aujourd'hui : c'est désormais Mar Mikhaël qui tend à devenir hors de prix. Ce qui entraîne naturellement un effet de gentrification dans une zone qui se voulait populaire, artistique et authentique. « Dans cinq ans ? Ils partiront comme ils sont venus et s'installeront un peu plus loin », affirme Georges sur un ton très assuré. Pour le plus grand bonheur des habitants dépassés par une génération qui veut aller plus vite que la musique.

 

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