Un cap vient d'être franchi dans la barbarie. Les décapitations, lapidations, défenestrations et autres horreurs n'étant plus suffisantes pour les jihadistes de l'État islamique (EI), ils sont passés à l'étape suivante : l'immolation par le feu. La mort particulièrement cruelle et douloureuse du pilote jordanien Moaz al-Kassasbeh devait frapper fort et le but a été atteint. Clairement, l'EI a cherché à montrer à l'Occident et surtout aux pays arabes participant à la coalition internationale formée pour les combattre le sort réservé aux prisonniers.
Mais encore ? Si pour le sociologue Mohammad Hussein Chamseddine « il n'y a aucune symbolique particulière, juste le fait d'être capable de faire preuve de plus de cruauté et de barbarie », l'épistémologue Antoine Courban va un peu plus loin. « L'EI appartient à une religion radicale qui prohibe l'image, et la parole différente de la leur. Alors pourquoi une telle débauche d'images justement (pour exhiber la mise à mort du pilote) ? L'EI ne veut pas montrer d'autre représentation que la sienne, d'où la richesse de la mise en scène. C'est un message : je suis le pouvoir, je suis Tout. »
« Réécrire l'histoire »
Pas besoin donc d'y mettre les grands moyens pour choquer l'opinion publique, d'autant plus que l'EI multiplie ouvertement les exactions depuis le début de son offensive en Irak et en Syrie en été 2014, faisant des milliers de victimes : soldats, tribus, minorités religieuses, etc. Toutefois, c'est la première fois qu'un prisonnier de l'envergure de Moaz al-Kassasbeh tombe entre leurs mains, et que l'establishment sunnite (et jordanien) est directement visé. La mort du pilote aura donc changé les règles du jeu, même si, pour M. Chamseddine, les jihadistes n'en ont pas : « Ils s'en prennent à tout le monde, sans distinction, et le pilote a juste été une occasion en or pour eux. » Même son de cloche pour le professeur Courban, qui explique que l'EI a « déclaré la guerre à tout le monde en se proclamant structure étatique ». « La tendance à laquelle appartiennent ces jihadistes considère que le sunnisme "traditionnel'' tel qu'on le connaît est corrompu et cherchent donc à "réoriginer" l'islam, à réécrire l'histoire », estime-t-il.
Il s'agit donc à présent de trouver un moyen efficace de combattre un cancer qui ronge lentement mais sûrement des pans entiers de territoires dans la région, et le moral de la communauté internationale. Les Émirats arabes unis ont décidé de retirer leur épingle du jeu, par prudence ; la Jordanie, au contraire, a opté pour la loi du Talion en exécutant deux jihadistes réclamés par l'EI quelques heures après l'annonce de la mort de Kassasbeh. « Les réactions les plus intéressantes à la vidéo montrant l'immolation du pilote ont été celle d'al-Azhar et celle de la Jordanie. Cette dernière a voulu adresser un message aux tribus, à l'opinion publique qui réclame vengeance, en augmentant sa participation à la coalition internationale, sous la supervision du roi Abdallah », estime M. Chamseddine. « Mais je n'irai pas jusqu'à dire que c'est une politique gagnante : gagnante pour qui ? La Jordanie devait entraîner des opposants syriens, où en est-on ? Durant la guerre du Golfe, par exemple, en moyenne 1 200 raids avaient lieu chaque jour ; le nombre de raids quotidiens effectués par la coalition en Syrie et en Irak est de 14 en moyenne... À ce rythme, cela peut prendre des décennies. » Antoine Courban n'est pas plus optimiste : « En exécutant les deux jihadistes en Jordanie, une sentence judiciaire déjà prévue a simplement été accélérée et exécutée. Il est certain que l'EI répondra, et que l'on assistera à une montée aux extrêmes. »
« Phénomène éphémère » ?
En attendant de trouver la formule miracle qui permettra de vaincre l'État islamique, que penser du sadisme et de l'audace dont fait preuve le groupe avec cette mise en scène quasi hollywoodienne, irréelle presque, que représente la mort de Kassasbeh... « Quand un "État'' totalitaire s'en prend au corps d'un condamné supplicié, cela ne peut qu'être un spectacle. C'est un corps-à-corps censé frapper les esprits, l'imagination, et c'est typique de tout pouvoir totalitaire qui ne reconnaît pas la finitude de l'individu », juge Antoine Courban. Plus encore, estime le professeur, « ces individus peuvent aller aux extrêmes ; remonter aux origines, comme ils essaient de le faire, ne peut que mettre fin à l'histoire, à l'évolution. Il faut écraser ces gens, mais leurs détracteurs en font-ils assez ? Non, parce que tout le monde n'a pas pleinement réalisé le danger qu'ils représentent ».
En revanche, pour Mohammad Hussein Chamseddine, la situation actuelle de l'EI reste « limitée, mais cela ne veut pas dire qu'il ne faudra pas de temps pour les éradiquer (...) Mais le phénomène Daech (acronyme arabe de l'EI) ne va pas se maintenir, et reste éphémère ; ils ne prolifèrent que grâce au chaos sécuritaire et gouvernemental qui règne en Syrie et en Irak ». Une solution est-elle donc envisageable ? Ce qui pourrait changer la donne, pour le sociologue, serait la « formation de forces arabes qui pourraient changer le cours des événements en opérant directement sur le terrain, étant donné que les USA, la Turquie, l'Iran, etc. ont leur propre agenda et donc leurs propres intérêts à servir ».
Pour mémoire
Ces grands yeux clairs, l'impression de Fifi Abou Dib
DONC... RIEN !
19 h 10, le 06 février 2015