Dans le débat planétaire sur la liberté d'expression qui a suivi le massacre à Charlie Hebdo, le pape François a pris partie. S'il a assuré que chacun avait « le droit , même « l'obligation de dire ce qu'il pense pour aider le bien commun », le pape a fait comprendre que ceux qui provoquent ou offensent peuvent s'attendre à une réaction. Noter au passage que le pape attribue une finalité à la liberté d'expression : le bien commun. En d'autres termes, cette liberté n'est pas une fin en soi. Bien entendu, le pape a réaffirmé aussi avec force que « tuer au nom de Dieu » était une véritable « aberration ».
On peut se demander si la tragédie qui s'est jouée à Charlie Hebdo et au cours des journées suivantes n'est pas le résultat d'un « choc de civilisations », ou, dans le cas présent, d'un choc de deux cultures, l'une religieuse, rigide, l'autre « post-religieuse », tout aussi intolérante, qui considère que les religions sont un « reliquat », un « archaïsme » ridicule d'un « âge religieux », selon des catégories positivistes héritées des « Lumières » et définies par Auguste Comte.
Malgré le sursaut de la manifestation monstre du 11 janvier, malgré la liberté d'expression absolue qu'elle déclare vouloir défendre, la France semble appelée à réviser son modèle de laïcité, et d'abord à s'adapter à une mutation démographique : la composante musulmane de sa population se situe désormais autour de 10 %.
La France, qui avait déjà perdu sa qualité de « fille aînée de l'Église », est désormais une société multireligieuse, et l'État français est obligé de gérer cette diversité autrement qu'il ne l'a fait jusqu'à présent. Et dans cette nouvelle société française, il semble certain que l'insulte contre la religion n'aura plus sa place comme dans la société nihiliste post-soixante-huitarde.
Une norme est désormais nécessaire dans le domaine du discours religieux, tout comme cela fut le cas avec la Shoah.
Tout comme le « négationnisme » a été pénalisé, le blasphème contre les religions devrait être pénalisé, à charge de le définir exactement et de le distinguer de l'exercice de la raison critique.
La France catholique
Au passage, le France catholique, qui a essuyé humiliation après humiliation de la part des héritiers de Voltaire, mais qui commence à réagir, comme le mouvement de la Manif pour tous en témoigne, ne peut que s'en féliciter. Comme dans beaucoup de pays du monde désormais religieusement hétérogènes, c'est désormais la culture de la modération, et de la médiation « à la libanaise », qui doit s'imposer comme modèle, dans le sens de la « laïcité positive » dont a parlé Nicolas Sarkozy.
C'est ce que souligne l'ancien député et essayiste Samir Frangié, qui relève que le Liban est le seul pays où les termes « vivre ensemble » sont inscrits dans la Constitution, et où musulmans et chrétiens, ainsi que sunnites et chiites exercent ensemble le pouvoir. Et de relever que Régis Debray, dans son dernier ouvrage, reprend la célèbre formule de Jean-Paul II, « le Liban est plus qu'un pays, c'est un message ».
Selon l'ancien député, l'immense rassemblement du 11 janvier pourrait porter d'autres fruits que ceux d'une crispation libertaire sans issue. Pour lui, cette manifestation, qu'il rapproche de celle qui s'est produite au Liban le 14 mars 2005, « va sortir les Français de leur individualisme exacerbé, de cette rupture de leur relation à l'autre » qui a fini par marquer leur société.
Pour M. Frangié, « la leçon de fond (du 11 janvier) n'est pas "personne ne touche à ma liberté", mais "la culture du vivre ensemble" à opposer à la violence, le dépassement d'une société où le chacun pour soi a remplacé l'envie de vivre ensemble » ; une phrase que l'ancien député emprunte au médiateur de la République.
Au passage, M. Frangié critique la culture de la violence saturant les réseaux sociaux de l'Occident. « Je joue au sudoku, confie-t-il. Et je suis continuellement interrompu par des publicités qui proposent des jeux en ligne. Tous sont des jeux de massacre. Eh bien, il s'est trouvé quelqu'un dans le désert syrien pour dire à tous ces jeunes ultrabranchés sur les nouvelles technologies qu'ils pourront transformer cette violence virtuelle en violence réelle ! »
« Au demeurant, relève M. Frangié, on est frappé par le fait que les jihadistes provenant de Belgique sont plus nombreux que ceux qui viennent d'Arabie saoudite! Cela appelle à une révision du système d'intégration des musulmans en Occident. On s'étonne aussi de l'incohérence qu'il y a à conclure une alliance contre l'organisation de l'État islamique, qui compte quelques milliers de combattants, alors que le régime syrien continue de massacrer en silence. »
De ce frémissement spirituel, de ce retour du religieux que l'on décèle en France, quel meilleur témoin que Michel Houellebecq qui, avec son dernier roman Soumission, dépeint l'arrivée en France d'un président musulman à l'horizon 2020. « Aujourd'hui, l'athéisme est mort, la laïcité est morte, dit-il dans un récent entretien accordé au Figaro magazine. De plus en plus de gens ne supportent plus de vivre sans Dieu. L'athéisme est difficile à tenir (...) Il y a un suicide plus général (...) surtout spirituel, et si ce discours parle à mon narrateur, c'est parce qu'il évoque la réelle impossibilité de vivre sans Dieu. »
Nul doute que la voix de Houellebecq, qui « ne voit pas en quoi un parti confessionnel serait antidémocratique », en France, ne soit prémonitoire. La France et l'Occident sont à un tournant de leur histoire.
commentaires (7)
En toute liberté et toute franchise. Il y a plusieurs points étonnants dans cet erticle. Je relève celui que je considère le plus fort : C'est la France maintenant qui doit changer sa laicité et l'adapter à sa composante musulmane ?! Mais c'est un absurde. Et en quelque sorte selon le modèle libanais qui est un modèle fichu ? Et pourquoi fichu ? Parce que ce pays continue d'être essentiellement "deux négations qui ne font pas une nation", selon la fameuse phrase de Georges Naccache. Seule la laicité ferait s'intégrer ces deux négations en une nation. Même Bkerké prône, pour cette raison, la laicité pour ce pays. Cette laicité est aussi la garantie pour le succès réel du vivre-ensemble libanais, et pour que celui-ci soit un modèle pour les pays européens.
Halim Abou Chacra
17 h 35, le 17 janvier 2015