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Lifestyle - Hotte d’or

Fière

Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir. C'était en 1929. Nous étions, Gabrielle Chanel et moi, à l'Isle-sur-la-Sorgue, chez René Char. Il finissait d'écrire son second recueil qu'il entendait envoyer à Paul Éluard. Il nous avait demandé, à Coco et moi, de le lire au préalable, de lui donner notre avis. C'était fin août. Je portais une robe Jean Patou couleur ivoire que Coco avait redécoupée que je tachais régulièrement de ces cerises somptueuses que je picorais à n'en plus respirer. J'adorais Milou, c'est ainsi que je surnommais mon René, mais je ne comprenais rien à ces mots. Sauf ceux-là : vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir. Il me les avait envoyés sur une carte postale de Quimper. Il venait d'achever La Parole en archipel. Cette carte postale, je l'ai cherchée comme une folle avant-hier lundi. Je l'ai trouvée, par miracle, j'étais épuisée par mon long, si long dimanche de fiançailles avec les Français, que j'ai passé sur les pavés parisiens entourée, comme deux béquilles sublimes, de Gaspard Ulliel et de Pierre Niney. Je ne marche presque jamais, les choses, ou un très jeune et très bel homme viennent à moi. Là, j'ai marché. Pour mes garçons : Cabu et Wolinski. Ma petite Sarah, Sarah Andelman, m'avait envoyé samedi soir par coursier de chez Colette une paire de Coq sportif Arthur Ashe blanc et bleu. Heureusement. Sinon, on aurait dû m'amputer les deux pieds. Ce qui aurait absolument fait éclater de rire Wolinski et enragé Cabu : il adorait mes pieds, presque autant que Luis – Luis Buñuel, bien sûr. Chaque année, le 1er mars, nous déjeunions, Georges, Jean et moi. C'était dans ma suite du Bristol, dont ils se moquaient tous deux allègrement. Chacune de ces retrouvailles était un bonheur, une souvenance impérissable, entre les orgies de châtaignes de mer en coque avec langues et écume d'oursin, fine brouillade d'œufs et des mouillettes de beurre aux algues, des homards bleus rôtis dans leur carapace aux châtaignes avec un sauté de céleri-rave et jus de têtes pressées, un ris de veau braisé au gruau de cacao et feuille de tabac, avec une fine purée de topinambour et jus café réglisse, et puis des citrons de Menton givrés au limoncello aux saveurs de poire et citron confit. Le tout noyé, immergé dans des hectolitres infinis de Veuve Clicquot rosé 1954, date de notre première rencontre, c'était dans un vague bar de Pigalle. Et à chaque fois, Georges et Jean exigeaient que je m'habille en Azzedine Alaïa. Chaque fois. J'obéissais, naturellement : ils ne m'avaient jamais rien refusé. Sauf en 2006. J'étais tellement furieuse ce jour-là que j'ai failli ne pas être au rendez-vous. Mais je les ai punis. Je leur ai ouvert la porte habillée en Comme des garçons, chaque centimètre de peau caché, surtout mes pieds, étouffés par ces sneakers compensés qu'ils exécraient et qu'Isabel Marant allait commercialiser quatre ans plus tard. J'ai gueulé comme un putois, éructant mon champagne comme une poissonnière du Texas, leur disant pêle-mêle qu'ils n'étaient plus que des caricatures, aussi, mais d'eux-mêmes, qu'ils avaient perdu leur génie, leur fraîcheur, qu'ils s'étaient figés dans un post-Woodstock neurocérébraliste d'une gigantesque stérilité, que j'avais peur pour eux, que la publication des caricatures danoises de Mahomet ni n'avançaient ni ne reculaient leur schmilblick crétin, que si je me retrouvais seule un 1er mars, alors j'irais pisser sur leurs tombes en Jean-Paul Gaultier, qu'il ne faut pas s'essuyer les pieds sur les croyances des pauvres gens, chrétiens, musulmans ou juifs, et les bouddhistes, tu t'en torches, m'a répondu l'un d'eux dans un immense éclat de rire, je l'ai bombardé de mes petits poings nichés dans des mitaines Margiela en pleurant, ils m'ont calmée, se sont assis avec moi sur le lit, ont essuyé mes larmes et m'ont dit : tout ce qu'on fait, Margottine, c'est notre p... de métier pour que, toujours, tu sois fière et que, toujours, tu dises miam-miam.

 

La précédente hotte d'or

 

Vivre, c'est s'obstiner à achever un souvenir. C'était en 1929. Nous étions, Gabrielle Chanel et moi, à l'Isle-sur-la-Sorgue, chez René Char. Il finissait d'écrire son second recueil qu'il entendait envoyer à Paul Éluard. Il nous avait demandé, à Coco et moi, de le lire au préalable, de lui donner notre avis. C'était fin août. Je portais une robe Jean Patou couleur ivoire que Coco...
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