Mon voyage de cet été fut bien différent des séjours passés. Je m'attendais à vous voir tous vivre et partager quelques brins de vos vies, rire, s'étonner, admirer, vibrer, rattraper le temps et l'embrasser avec passion, surtout retrouver ce froufrou, cette fibre naturelle qui refait surface chaque fois que je viens.
J'arrive avec un puits profond d'amour et d'affection pour un Beyrouth apocalyptique. Je ne me suis absentée qu'un été, c'est tout. Époustouflée par le trafic, la densité de la population hétéroclite, les réfugiés, un nombre incroyable de numéros d'immatriculation étrangers, des familles dans les rues avec des bébés, des vieillards, des enfants de tous âges, cette vieille vêtue de noir rabougrie, un voile noir, des rides, un regard perplexe, où suis-je ?
Absolument perplexe. Où suis-je ? Quel cataclysme nous frappe, ou bien sont-ce ces deux années d'absence ? Peut-être faudrait-il un peu de temps pour m'habituer à ce nouveau mode de vie... Révoltant, ces bâtisses qui émergent de partout et ombragent la ville. Ah ! Ôtez-vous de mon soleil ! Triste sort. Trop tard !
Les grandes bâtisses émergent dans Beyrouth la capitale comme des dinosaures, bouche grande ouverte, sapant tout, clarté, espace, air. Des
gratte-ciel dans chaque mètre carré de terrain, dans les petites ruelles les ombres sont denses. Ville de dinosaures, dévorant tout, maisons, jardins, ruelles pittoresques, enfants, espaces, parcs, trottoirs, flâneries. Les dinosaures sont là !
Dites-moi qui résidera dans ces étages amoncelés, quelle famille payerait des sommes exorbitantes pour y vivre quand les loyers sont au-delà de tout budget ? Des familles étrangères peut-être, qui ont des moyens extraordinaires pour vivre sans un jardin, sans parc, sans plage, sans mer, sans ciel bleu, avec enfants pour monter et descendre les ascendeurs et y jouer à cache-cache... et manger.
Et aussi, où garer les voitures avec chaque maison disposant de trois, quatre autos garées dans les rues faute de parking, conduites par des zombies toute la journée faisant du stationnement mobile à 20 à l'heure. Pour parcourir 20 à 25 kilomètres, faut au moins deux heures de temps. Oui, je sais, j'exagère. Ben allez voir ! Faut avoir de l'imagination pour trouver le moyen de mourir sur les routes à cette vitesse. J'ai jamais compris ça. Ah oui, c'est les grandes voitures, les camions qui ne voient pas les petites et leur montent dessus allègrement, innocemment, parce qu'ils travaillent à se faufiler entre d'autres files de voitures.
Difficile de laisser le sarcasme de côté.
Nous vendons nos terrains, nos maisons, nos terres, parce qu'on ne peut plus vivre ni dans la capitale ni ailleurs. Oui, les millions qu'on reçoit (des dinosaures) pour que nos enfants ne mendient peut-être pas aujourd'hui mais demain ou dans quelques années, mais au bout de quelques décennies nos enfants muteront à l'espèce antédiluvienne ou seront les mendiants modernes bannis du pays parce que trop pauvres pour y revenir et s'y installer, jouir d'une journée de travail, s'asseoir devant la porte de la maison, parler au voisin, rire, jouer au trictrac, boire un café, écouter la musique, parler du beau temps... Écrasés par cette grande patte, nous le sommes, ils le seront.
Je m'échappe de Beyrouth pour respirer le bon air, jouir de la montagne, reconnecter avec la joie de vivre.
Les dinosaures ont les pieds et les mains bien longs et dévastateurs, les autoroutes creusent et divisent les villages, les pauvres habitants meurent en traversant la route pour aller chez le voisin d'en face.Je n'exagère pas, j'ai failli être réduite en miettes en voulant traverser la route pour aller chez l'épicier d'en face. Ça a été le cauchemar de mon séjour, une vision que je n'oublierai jamais, marquée au fer rouge dans ma mémoire. Nous sommes condamnés à perpétuité dans nos petits coins de maison qui s'ouvrent bêtement sur des autoroutes annihilant les forêts et nos vies. La montagne, l'air frais, le calme... le bruit y est infernal, voitures et camions passent à toute allure, nous empêchant de faire jouer les enfants. Il n'y a pas si longtemps nous étions libres partout dans la montagne. Ah !
la montagne sacrée du Liban, la arzé, la montagne biblique creusée, explosée, dynamitée, des vallées béantes égorgées, détruites, la roche vendue pour bâtir Beyrouth.
Des familles désespérées partent en voyage à la sauvette afin que les enfants aient l'occasion de jouer, profiter de la nature, de la plage, des cieux bleus. Ils partent se métamorphoser en une espèce de déplacés sans sens de camaraderie ni d'amitié, sans aucun sens communautaire.
De l'espoir, oui, j'en ai, voyons !
Peut-on arrêter ce carnage ?
Trop tard ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Le pays appartient aux plus riches mais, satisfaction, ils ne l'habiteront plus parce que ce pays sera inhabitable pour eux.
May DOUBA