«Vivre dangereusement», disait Nietzsche, et il ne semble pas que notre pays ait jamais manqué à l'appel du philosophe qui préconisait la vie héroïque. Alors c'est à se demander pourquoi le Liban n'aura pas un moment de paix et un horizon autre que turbulent. Allons-nous jamais connaître une sérénité civile définitive, cette «Long Peace» qu'évoque pour nous avec nostalgie un historien turc*, et les répits qu'on veut bien nous accorder, sont-ce autre chose que des cessez-le-feu? Il y aurait donc un tragique libanais comme il y a un tragique grec, cette donnée imparable d'un destin aveugle, ce fatum irrésistible attaché à notre perte. Mais les Libanais, nous dit-on, n'étant pas maîtres de leur destin, comment les tenir responsables de leurs malheurs?
Certes les crises qui nous saisissent à la gorge ne sont pas faciles à gérer, mais avons-nous jamais réformé nos institutions pour faire face aux périls en présentant un front uni? C'est que la machine de l'État est grippée et par conséquent toute tentative de réforme démocratique est bridée. On se plaint d'une vacance à la tête de l'État, et seule une solution imposée par la force peut venir à bout des tergiversations de nos parlementaires qui boudent l'élection présidentielle sous de fallacieux prétextes.
Des échauffourées de Abra où s'est illustré un prédicateur belliqueux, cheikh Ahmad el-Assir, aux combats de Ersal où notre armée a payé cher la carence du pouvoir central, nous n'arrivons pas à désamorcer les crises avant qu'elles ne nous éclatent à la figure.
Alors jusqu'où remonter chronologiquement pour pointer du doigt les blocages de nos institutions? Non, tout n'a pas commencé avec les milices confessionnelles, les armes du Hezbollah, la tutelle syrienne ou avec les camps palestiniens, ces zones de non-droit qui bénéficiaient d'extraterritorialité, etc. Il faut chercher plus haut, et bien avant l'instauration de notre République sur le mode occidental. Déjà sous le régime de l'émirat, de la double caïmacamiya ou de la moutassarifiya, il y a toujours eu, et simultanément, plusieurs légitimités en compétition sur un même territoire, et les individus comme les groupes n'y étaient pas tous soumis aux mêmes rigueurs de la loi. En somme, les Libanais n'ont vécu qu'à l'ombre d'une «légitimité étatique bâclée», et par conséquent ils n'ont connu que l'inégalité devant la justice. Nous vivons toujours cette période des limbes et Bernard Heyberger semble décrire la situation qui prévaut actuellement quand il parle de l'émirat à la fin du XVIIIe siècle. Voici ce qu'il dit en substance: la faiblesse réelle du pouvoir temporel a empêché l'exercice serein d'une justice comme elle a empêché l'application de châtiments acceptés comme légitimes. Le système clientéliste, dans lequel l'individu s'efface derrière le groupe, ne favorise pas la prise de conscience et la responsabilisation personnelle des adeptes. Et cette absence de justice a contribué à atténuer le sentiment de culpabilité **.
Par inégalité devant la loi, j'entends plus précisément le fait que certains groupes s'arrogent le droit de porter les armes, d'y avoir recours et de bénéficier de l'impunité alors que d'autres groupes doivent s'incliner devant le fait accompli et contenir leur ressentiment en l'attente d'un changement de fortune. Si nous avons le génie de la guerre civile et si notre histoire peut être présentée comme un cheminement ardu où alternent trêves et combats, cohabitation et déchirements, c'est justement parce que certaines factions sont armées face à d'autres, pratiquement sans défense, qui rongent leur frein en attendant le moment propice pour rétablir l'équilibre de la terreur.
Les événements d'un certain 7 mai 2008 sont l'exemple concret de ce qui vient d'être avancé. Où en sont, s'il vous plaît, les poursuites judiciaires contre les initiateurs du coup de force qui terrorisa Beyrouth-Ouest, et qui risque de se reproduire à chaque détour de chemin? Nous vivons des situations récurrentes où l'immunité est acquise à un groupe au détriment d'autres.
Deux exceptions cependant. Dans le cours cahotant de notre histoire, on peut retenir deux périodes où des tentatives sérieuses, mais finalement vaines, furent menées pour remédier à l'état des choses: la décennie égyptienne (1832-1840) et la période du mandat français. À noter que dans les deux cas ce fut une intervention étrangère qui tendit à mettre un peu d'ordre dans la maison, en cherchant à centraliser les institutions et à uniformiser les lois. Contre les troupes égyptiennes, il y eut un soulèvement unanime en 1840, et contre les Français en 1943, on a cru faire l'union sacrée pour leur arracher l'indépendance. Depuis, notre jeune République n'a pas su se réformer. Notre pays est resté à haut risque parce que la justice vaut pour les uns ce qu'elle ne vaut pas pour les autres.
Ce qui nous ramène à «baytouna al-khatarou» (péril est notre demeure), l'orgueilleuse devise du poète Saïd Akl. On peut s'en gargariser. Mais dans les faits, c'est plus qu'une bravade, c'est un constat d'échec.
* Engin Akarli, « The Long Peace, Ottoman Lebanon (1861-1920) ».
**Bernard Heyberger, « Hindiyya, Mystique et Criminelle (1720-1798) ».
MOMENT DE PAIX ET HORIZON NON TURBULENT ? LORSQUE LES LIBANAIS SAURONT ÉLIRE PAR CONVICTION ET NON PAR APPARTENANCE SECTAIRE OUR D'INTÉRÊTS... ET SAURONT CHOISIR ET NON SUIVRE COMME DES MOUTONS DE PANURGE... DES "HOMMES" ET NON DES "PIONS"... ALORS ILS POURRAIENT ESPÉRER EN DES JOURS MEILLEURS ! MAIS... JE VOIS DE SOMBRES NUAGES SE CONCENTRER DANS LE CIEL DU PAYS DES CÈDRES. QUE DIEU PRÉSERVE LE LIBAN !!!
09 h 18, le 09 septembre 2014