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Moyen Orient et Monde - Tribune

La paix à l’âge des extrêmes

Des déplacés de la minorité yazidie à la suite de l’offensive de l’État islamique. Youssef Boudlal/Reuters

À l'évidence, la folie étend son empire sur le monde. L'excitation la plus intense semble s'emparer de plus en plus d'activités nombreuses de l'espèce humaine. L'appétit des records nous tient. Vitesse des transports et des affaires, exploration de l'espace, masses d'argent liquide, l'humanité bat actuellement tous ses records. Le crime enfin. Là aussi il fallait des records. À des intensités variables et concernant des populations de nombres bien différents, quatre génocides sont en cours en même temps. On n'avait encore jamais vu cela. Quatre peuples assassinés : les Palestiniens à Gaza, les chrétiens en Irak, les yazidis dans l'ancienne Mésopotamie, les Ouïghours en Chine. Trois de ces quatre crimes collectifs se déroulent en Asie occidentale, le Grand Moyen-Orient, si l'on veut. L'Afrique du centre et du Nord-Est ne va guère mieux. La communauté internationale est à peu près paralysée. Un nombre écrasant d'États se réfugient dans la passivité et l'égoïsme, et ceux qui pensent devoir intervenir, soit pour des raisons d'abord stratégiques, les États-Unis, soit pour des raisons où le devoir de civilisation tient une place plus grande, la France, ne savent ni quoi faire ni comment s'y prendre... Certains même, pour des raisons « nationales », déshonorant ainsi le concept de nation, croient pouvoir en profiter et cherchent à pérenniser les conflits... Trois grandes raisons, transnationales si j'ose dire, interfèrent et se combinent pour éclairer les causes de cet immense gâchis. La première est à l'évidence la profonde et multiséculaire humiliation de l'islam devant la modernité. La deuxième est de manière tout aussi évidente l'usage irréfléchi de la force et la croyance invraisemblable en ses capacités à régler les problèmes de relations entre les hommes. La troisième est la peur, notable chez les chrétiens, dominante au point de conduire à la folie en Israël.


Commençons par l'islam. Toutes les grandes pensées religieuses, celles d'Asie comme celles du Livre, et même sans transcendance donc confucianisme compris, sont nées autour d'une volonté de conserver un ordre social où les dominants avaient trouvé leur place. La seule exception est le bouddhisme, philosophie plus que religion, qui naquit du refus de la structuration inégalitaire et violente des sociétés brahmaniques.
Or, le changement rapide et profond des moyens matériels de la vie des hommes, ce que l'on appelle le développement, change les rapports entre les sexes, entre les générations et dans l'exercice du pouvoir. Aucune religion nulle part ne l'a permis. En judaïté, faute d'un territoire propre, c'est à l'extérieur que des hommes ont trouvé la modernité pour l'imposer ensuite à leur peuple en Israël.


En Chine, clercs et soldats bloquèrent le développement pour des siècles en interdisant le contact avec « les autres ». Il fallut un pouvoir antireligieux pour l'en sortir, bien tard. En chrétienté, il fallut les succès politiques et militaires de la réforme pour permettre le développement. En islam, partout les chefs politiques et militaires surent se rallier les clercs pour empêcher toute pensée réformatrice, en en tuant les porteurs. Un monde sans usines et dur aux femmes... La puissance et l'aisance vont ailleurs. L'humiliation commence dans le commerce, culmine avec la colonisation, s'achève avec l'émiettement, souvent dessiné par d'autres. Que l'excès d'humiliation pousse à la rage n'est ni nouveau ni surprenant, que la rage pousse aux crimes non plus, surtout devant l'usage démesuré de la force : croisades, armées occidentales.


Dans quelques cas, Irak, Syrie, Égypte aussi d'une certaine manière, des pouvoirs séculiers rendirent acceptable la cohabitation des croyants. Au Liban aussi, seul cas connu où l'occupant occidental du moment, la France, obtint l'accord de toutes les communautés religieuses pour organiser de manière stable la cohabitation. C'est presque vrai aussi de l'Algérie, d'une toute autre façon. L'Iran du chah, non arabe, relève un peu de ce schéma. Tout cela resta valide jusqu'à ce que le pétrole et à travers lui l'argent comme la démesure polluent tout.


Nous autres Occidentaux, les Américains en premier lieu, n'avons rien compris. Là où démocratie et « droit de l'hommisme » ne rallièrent que de petites minorités, il eut fallu, parfois même au détriment de nos intérêts d'argent ou de pétrole, soutenir cohabitation, sécularité et stabilité, au besoin sous des pouvoirs autoritaires.
Notre soutien au chah comme à Moubarak dépassa le niveau du sacrilège. Nos forces, mobilisées d'abord au service du libre accès au pétrole puis hypocritement à celui de la démocratie à l'occidentale, démolirent d'abord les « sécularités cohabitantes » d'Irak, de Syrie et presque du Liban. Dans le tragique morcellement qui en résulta, inévitablement, les chiites arabes dispersés cherchèrent à retrouver leur dignité et leur identité massacrées par les sunnites délégitimés par le trop visible soutien des infidèles occidentaux à l'Arabie saoudite et à l'Égypte. Ils y sont soutenus par l'Iran persan et non arabe mais chiite, que sa puissance et sa forte identité nationale multimillénaire semblent commencer à préserver des plus terribles de ces dérives. La Russie aux dizaines de millions de musulmans, longtemps frustrée de l'accès aux mers chaudes, regarda cela en soutenant l'émergence chiite pour éloigner l'influence occidentale portée par les sunnites.


Israël au milieu de tout cela gagna cinq guerres grâce à la modernité sans être jamais capable de négocier la paix, et, nucléaire clandestin, maintient l'emprise mauvaise conseillère de la peur sur l'ensemble de la région.
Il arrive que l'usage de la force soit nécessaire pour éviter le pire. Les pompiers eux-mêmes commencent souvent par casser les portes des immeubles où ils viennent éteindre le feu. Mais il faut ensuite organiser le « vivre-ensemble ».


Face à ceux qui croient que leur foi le leur interdit, la force ne peut rien.

Rabbins, que disent vos prophètes sur la valeur relative des terres, même sacrées, par rapport à des vies humaines ?
Imams, le Prophète a-t-il vraiment demandé que l'on tue les infidèles, et s'il ne l'a pas fait, que ne le dites-vous ?

Chrétiens, combien de siècles avez-vous mis à accepter que seule une vraie sécularité-laïcité puisse être garante de la cohabitation de croyants aux fois différentes ? D'où tenez-vous que cela vous donnerait le droit de donner des leçons de morale aux autres ?


Les religions du monde se parlent, maintenant, ou commencent à le faire. Mais elles parlent bien peu de la paix. Si la vie humaine est divine, la question de la paix l'est aussi, et urgente.
Croyants, harcelez vos clercs. Incroyants, harcelez ceux qui le sont. Ne demandez pas aux politiques ce que seuls les clercs peuvent donner : le respect des incroyants.

© : Project Syndicate, 2014.

 

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