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Nos Lecteurs ont la Parole - Youssef MOUAWAD

Feu l’arabisme...

Il fut une époque où Beyrouth-Est se faisait traiter d'isolationniste (ini'zaliya), la pire insulte qu'on pouvait lui adresser par-delà les barricades qui s'étendaient de part et d'autre de la ligne de démarcation. Notre guerre civile venait de démarrer et le Front national voulait accorder à la résistance palestinienne la liberté d'action sur le territoire libanais, faisant fi du principe de souveraineté. Quoi de plus naturel que d'accorder à Yasser Arafat un sanctuaire pour qu'il puisse lancer ses opérations de libération de la Palestine? Cela devait se faire au nom de la solidarité arabe et de la fraternité des armes. L'opinion publique libanaise d'alors était divisée entre ceux qui voulaient rester maîtres chez eux et ceux qui voulaient donner carte blanche aux fedayine. Bref, d'un côté se tenaient les libanistes qui pensaient «Liban d'abord» et de l'autre se dressaient les arabistes (toutes obédiences confondues) qui ne voyaient pas d'inconvénient à sacrifier l'entente civile sur l'autel de la première des causes arabes, la cause palestinienne.
Or ce n'était que l'écho d'une vieille querelle dont l'origine remonte à un 1er septembre 1920 quand l'État du Grand-Liban fut proclamé par la puissance mandataire. Sur la photo-souvenir de cette fameuse journée se tiennent trois personnages-clés: un officier en uniforme blanc (le général Gouraud) entouré de deux dignitaires religieux (le patriarche maronite et le mufti de Beyrouth).
L'objectif venait de fixer pour l'avenir un péché originel, car une large partie de la population fut contrainte de devenir libanaise par la force des armes, la bataille de Maysaloun ayant écrasé les velléités de formation du royaume arabe de Fayçal. Ledit péché originel constitua une ligne de fracture dont les hommes politiques ont essayé de colmater les brèches tout au long de notre brève histoire de paix civile interne. Grosso modo, notre société était constituée de ceux qui regardaient vers la mer et l'Occident et de ceux qui étaient attirés par l'hinterland et qui étaient tentés par la fusion avec leurs frères de sang et de religion. Sitôt qu'éclata la crise de Suez en 1956, les unionistes exigèrent une attitude plus radicale du gouvernement libanais à l'égard de la France et du Royaume-Uni; le président Camille Chamoun n'accéda pas à leur demande. Dans la foulée de cette crise, l'union entre la Syrie et l'Égypte se fit pour constituer la République arabe unie. Ce furent les prodromes des événements qui secouèrent le pays en 1958 où allaient s'affronter Gemmayzé et Basta, libanistes et unionistes. Sous l'ère Chéhab, l'État libanais adopta une politique avisée pour amadouer la frange arabiste et éviter le conflit autour d'une question récurrente: sommes-nous arabes ou libanais, d'abord libanais et ensuite arabes, ou l'inverse? D'autres problèmes sociaux et confessionnels allaient se greffer naturellement sur ce point de discorde, mais l'enjeu restait identitaire.
Écrasées en Jordanie en 1970, les diverses organisations palestiniennes allaient trouver accueil au Liban où une partie de la population leur était favorable. Évidemment, les régions chrétiennes, bastion de l'idéologie libaniste, allaient dénoncer le fait accompli. La guerre civile devait s'ensuivre; les causes en étaient multiples, mais la raison principale était celle de la présence armée palestinienne qui bafouait l'autorité de l'État. Les libanistes refusaient de se laisser entraîner par les arabistes dans un conflit où Yasser Arafat jouait le démiurge, de même qu'ils ressentaient le pouvoir militaire de l'OLP comme une menace existentielle; ce qui n'était pas du tout le sentiment des membres du Front national qui s'étaient rendus aux arguments d'Abou Ammar.
Et toujours le même leitmotiv : libaniste isolationniste versus arabiste unioniste! Kamal Salibi ironisait dans son ouvrage sur la guerre des deux ans*, en disant que certains Libanais s'accrochaient encore à l'arabisme quand la majorité des peuples arabes l'avait répudié.
Il est peut-être temps de dire que, par un phénomène d'usure, notre pré carré libanais allait à son tour passer l'idéologie arabiste par pertes et profits. Mais on peut toujours se demander à partir de quel moment ce thème fédérateur a versé dans l'oubli. Peut-être bien quand l'imam Moussa al-Sadr déclara, avec le déclenchement des hostilités civiles, que le Liban était une « patrie définitive », arrachant de ce fait sa communauté à la discorde sans fin et la repositionnant sur l'échiquier politique national et régional. Dans la foulée de ce chef charismatique, la politique du Hezbollah et l'idéologie de wilayat al-fakih ont nécessairement sonné le glas de l'unionisme décati. L'islam libanais n'allait plus constituer un front commun régi par un même slogan au rôle mobilisateur. Chiisme et sunnisme allaient désormais s'opposer et, même, le sunnisme politique allait afficher ouvertement ses divisions entre salafistes et modérés. L'idéologie cohésive des Arabes prônée par Nasser, et d'autres avant lui, était liquidée sans autre forme de procès.
«Adieu l'arabisme, je t'aimais bien», me répétait un nationaliste arabe francophone. Et ne voilà-t-il pas que l'isolationnisme reprend ses droits dans les zones où il fut autrefois refoulé et taxé de haute trahison. Curieux renversement de situation, la tant vilipendée ini'zaliya est devenue un principe de politique générale, sous l'appellation: al-na'ï bil-nafs, autrement dit la distanciation.

*« Crossroads to Civil War, Lebanon 1958-1976 », Caravan Books, 1976.

Il fut une époque où Beyrouth-Est se faisait traiter d'isolationniste (ini'zaliya), la pire insulte qu'on pouvait lui adresser par-delà les barricades qui s'étendaient de part et d'autre de la ligne de démarcation. Notre guerre civile venait de démarrer et le Front national voulait accorder à la résistance palestinienne la liberté d'action sur le territoire libanais, faisant fi du principe de souveraineté. Quoi de plus naturel que d'accorder à Yasser Arafat un sanctuaire pour qu'il puisse lancer ses opérations de libération de la Palestine? Cela devait se faire au nom de la solidarité arabe et de la fraternité des armes. L'opinion publique libanaise d'alors était divisée entre ceux qui voulaient rester maîtres chez eux et ceux qui voulaient donner carte blanche aux fedayine. Bref, d'un côté se tenaient les libanistes...
commentaires (1)

très fin. on peut dire que prochainement nous serons des ini'zaliya avec des têtes coupées avec la benediction des arabistes

Bahijeh Akoury

20 h 39, le 28 août 2014

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Commentaires (1)

  • très fin. on peut dire que prochainement nous serons des ini'zaliya avec des têtes coupées avec la benediction des arabistes

    Bahijeh Akoury

    20 h 39, le 28 août 2014

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