Je connais le père Sarrouj depuis longtemps et ne peux imaginer qu'il soit au centre d'un tel fracas. C'est un passeur de culture par excellence, un libraire bibliophile et collectionneur d'ouvrages anciens. Il m'est arrivé de lui demander la première édition d'un ouvrage que je voulais archiver. Pour moi qui exerce le même métier que lui, il est l'exemple de la convivialité et du dialogue des religions, au point de douter de son appartenance exclusive au christianisme. L'imaginaire populaire lui prêta même l'immense privilège d'appartenir aux deux religions à la fois. Pour un homme de religion, l'obligation que crée l'image est aussi lourde que l'environnement complexe.
Mais voilà que le vénérable est accusé, menacé, et ses livres mis à mort. Au-delà de l'enjeu politique qui en est l'aspect le moins philosophiquement intéressant, les réactions populaires spontanées démontrent l'attachement à la culture charnelle quand bien même elle serait ignorée par ceux qui prétendent la défendre. Plus ces livres sont anciens et largement méconnus par le grand public, plus ils portent une symbolique, une sacralité que ne peut altérer une appartenance communautaire. Il est clair que des publications sous forme virtuelle n'auraient pas suscité le même émoi ni la même ferveur.
L'incarnation du mot aurait donc la peau dure. À voir ces ouvrages sauvés du feu et des eaux, même partiellement, leur contenu prend singulièrement une forme existentielle par et pour les hommes qui les ont si longtemps ignorés.
Sans le vouloir, le père Sarrouj vient de répondre à une question qui nous taraude depuis une décennie et qui ne semblait pas inquiéter Jabbour Doueihy : « La nature d'un livre ancien est pour longtemps encore physique et métaphysique. » Le libraire que je suis s'en réjouit.