Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

J’accuse !*

Par Joumana EL-DEBS NAHAS
Si j’emprunte aujourd’hui le tonitruant « J’accuse ! » d’Émile Zola, ce n’est pas pour écrire une lettre ouverte au président de la République, mais pour faire l’économie d’un procès inutile parce que perdu d’avance.
L’affaire fait, depuis quelques jours, grand bruit dans la communauté des avocats libanais. Plusieurs dizaines d’entre eux ont voulu saisir l’opportunité, ouverte il y a quelques mois, à l’initiative du ministre de la Justice alors en exercice, Me Chakib Cortbaoui, de présenter le concours d’entrée à la magistrature. Un concours au bout duquel les vingt plus méritants se verraient octroyer un poste de juge, en court-circuitant le passage, normalement obligé, par l’Institut des études judiciaires. Plus de 250 candidatures ont été déposées, réservées aux avocats ayant au moins six ans de métier à leur actif, ainsi qu’aux fonctionnaires, titulaires d’un diplôme de droit depuis autant d’années.
Précisons au passage que le seul dépôt de la candidature relevait d’un miniparcours du combattant, notamment quand il s’était agi d’obtenir une sorte de « certificat » de bonne santé, décerné par un improbable comité médical officiel, qui ne reçoit les demandes de consultation que deux fois, deux heures par semaine...
Faisons court. Sur les 250 candidats, et après une « épuration » normalement passée au crible par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), soixante ont été triés sur le volet et autorisés à passer les épreuves écrites. Soixante personnes, pour la plupart des avocats, âgés d’une trentaine d’années bien tassées, diplômés, expérimentés, aguerris et prêts à passer l’ultime épreuve. Certains sont docteurs en droit, d’autres sont professeurs dans des universités dans les diverses matières du droit, d’autres encore ont une longue expérience de la profession...
Ils ont tous accepté de se soumettre au jugement (sans appel) du CSM, faisant confiance au « système ».
Trois interminables mois après des épreuves abracadabrantes, truffées de cas plus improbables les uns que les autres, d’hypothèses d’école qu’on ne risque nullement de rencontrer dans la vraie vie, le résultat tant attendu tombe enfin : personne n’est recruté.
Une fois la surprise passée, les candidats s’enquièrent des détails, des résultats notés de leurs prestations. Hélas, ils ne sont pas au bout de leurs (mauvaises) surprises : c’est ras les pâquerettes pour tout le monde...
Douche froide générale. Mais que s’est-il donc passé ?
Les candidats étaient-ils tous tellement mauvais ? Est-il crédible que pas une personne sur soixante (250 au départ), pour la plupart des avocats très respectés et très respectables, ne soit digne de siéger au tribunal ?
Plusieurs sources concordantes chuchotent qu’il s’agit là d’un règlement de comptes entre le Conseil supérieur de la magistrature et le ministre sortant de la Justice. Ce dernier aurait refusé des permutations réclamées par le Conseil, lequel aurait vu d’un très mauvais œil l’insistance du ministre à recruter de nouveaux juges parmi les avocats, sur simple concours. De là à éliminer 250 candidats, en balayant au passage leurs années de métier et leurs diplômes obtenus avec les honneurs, il n’y avait qu’un pas, allègrement franchi.
Décidant d’accorder le bénéfice du doute au Conseil, plusieurs candidats demandent à voir leurs copies. Élémentaire, diriez-vous ? Eh bien, pas au Liban. La réponse, peu étonnante, est une fin de non-recevoir : les copies ne sortiront de leurs tiroirs sous aucun prétexte (à moins qu’elles ne soient déjà passées par la déchiqueteuse ?).
On ne peut que saluer la transparence d’une justice qui se veut réformatrice.
Bien sûr, plutôt que d’accuser par voie de presse, les candidats pourraient déposer un recours. Les moyens légaux existent, les tribunaux aussi. Mais est-il seulement plausible de voir ne serait-ce qu’un seul magistrat assez téméraire pour prendre position à l’encontre du CSM ? La perspective réjouissante de se voir parachuté dans un tribunal de cinquième zone à 100 kilomètres de son domicile en refroidirait plus d’un.
L’affaire aurait au moins pu rester courtoise, comme il se doit normalement entre avocats et magistrats. Hélas ! Encore hélas ! Certains membres du Conseil répètent à l’envi que le niveau des avocats qui ont présenté leur candidature serait affligeant. Le tout sans leur donner la moindre chance de voir en quoi seulement leur essai était si peu fructueux...
Ce qui est véritablement affligeant, c’est bien plutôt la frustration d’une bataille inégale, perdue dans les dédales opaques d’une administration sclérosée.
À quelque chose malheur est bon, dit-on. Les candidats de cette aventure amère garderont au moins leur liberté de penser, qu’ils auraient perdue en devenant fonctionnaires de l’État libanais.

Joumana EL-DEBS NAHAS
Avocate au barreau
de Beyrouth

*« J’accuse » est le titre de la célèbre lettre ouverte d’Émile Zola au chef de l’État français, datant du 13 janvier 1898, et publiée dans le quotidien « L’Aurore ».
Si j’emprunte aujourd’hui le tonitruant « J’accuse ! » d’Émile Zola, ce n’est pas pour écrire une lettre ouverte au président de la République, mais pour faire l’économie d’un procès inutile parce que perdu d’avance.L’affaire fait, depuis quelques jours, grand bruit dans la communauté des avocats libanais. Plusieurs dizaines d’entre eux ont voulu saisir...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut