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« Le vrai défi pour l’opposition est de transformer la mobilisation en effet politique » - Éclairage

« Le vrai défi pour l’opposition est de transformer la mobilisation en effet politique »

L’Égypte connaît depuis quelques jours une situation inédite dans l’histoire du pays. Un expert revient sur les causes de ce changement.

Place Tahrir au Caire : ils étaient hier des dizaines de milliers de manifestants rassemblés pour défendre la « légitimité du peuple » et montrer leur soutien à la décision de l’armée d’écarter Mohammad Morsi. Amr Abdallah Dalsh/Reuters

En déposant le président égyptien Mohammad Morsi, l’armée est montée en première ligne pour ouvrir une phase de transition difficile. Avec le soutien d’une grande partie de l’opinion et de personnalités politiques et religieuses, elle ouvre la voie à une nouvelle et délicate période de transition dans le plus peuplé des pays arabes. Comment en est-on arrivé là ? Dominique Thomas, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), répond aux questions de L’Orient-Le Jour .

Question : Les Frères musulmans ont attendu des décennies avant de prendre le pouvoir. Lorsqu’ils l’ont enfin eu, ils n’ont pu le garder qu’une année. Pourquoi selon-vous ?
Réponse : C’est un épisode politiquement tragique pour les Frères musulmans qui s’étaient emparés du pouvoir de manière démocratique. Je pense que c’est le résultat d’une conjonction de facteurs défavorables, une gouvernance qui, effectivement, a été plutôt maladroite pendant cette année, notamment par certaines décisions.
L’opposition a fait aux Frères un procès qui s’appuie sur des arguments, mais c’est également un procès d’intention, en les accusant d’avoir gouvernés pour les intérêts de la confrérie et non pas pour la nation égyptienne. C’est vrai qu’il y a certains éléments qui permettent d’aller dans ce sens, mais pas uniquement, c’est donc un bilan assez sévère que fait l’opposition, mais les maladresses et quelquefois certains signes d’une volonté de noyauter le pouvoir, tels que d’étendre les prérogatives, d’élargir à la présidence certaines nominations, n’ont pas toujours forcément été bien acceptés. Un certain nombre de débats qui ont eu lieu lors de la mise en place des comités pour la réforme de la Constitution ont également constitué des signaux qui ont été perçus négativement par une partie de la population.
Par ailleurs, sur le plan économique, l’opposition attendait une reprise qui n’est pas arrivée, même si je pense que les Frères n’avaient pas les leviers nécessaires. Cela a contribué à générer un sentiment d’opposition au sein de l’électorat.
Il y a eu en outre la conjonction de facteurs internationaux et intérieurs égyptiens, notamment une armée qui n’a probablement pas digéré l’épisode précédent de 2011, avec la chute du régime de Hosni Moubarak et la victoire des Frères musulmans aux élections, et qui prend sa revanche, soufflant un peu sur les braises en réapparaissant comme le facteur de stabilité du pays, mais dans les faits, il faut dire le mot, c’est un coup d’État militaire.

La politique des Frères musulmans a consisté durant toute une année à consolider leur pouvoir, au lieu de s’atteler à résoudre les problèmes du pays. Comment expliquez-vous cette dérive autoritaire ?
La gouvernance de Mohammad Morsi n’a jamais contrôlé les services de sécurité, les renseignements et l’armée. Elle n’a pas pu le faire, et même s’il y a eu des nominations, ce n’était pas dans son champ direct. Cela a posé pas mal de difficultés pour rétablir la sécurité et l’État de droit. Si vous avez déjà des difficultés à poser votre pouvoir au sein d’une institution prétorienne et des services de sécurité, cela va poser problème pour le reste.
De même pour l’économie, l’armée y est un élément-clé. Or, comme elle n’était pas favorable à la gouvernance de Mohammad Morsi, il était donc difficile d’avoir son soutien pour une reprise économique. De plus, l’Égypte a une économie qui est globalement sous perfusion, et en dépit des prêts qui ont été accordés par certains pays du Golfe, et en particulier le Qatar, les pays n’ont pas été très nombreux à soutenir financièrement Le Caire. On a quand même un peu savonné la planche à une gouvernance qui n’a rien fait naturellement pour envoyer des messages positifs.

Pourquoi Morsi n’a-t-il pas réagi plus tôt au mécontentement populaire ? Quelle est la raison de cet aveuglement ?
C’est vrai qu’il y a une forme, un tout petit peu, d’autisme de la part de l’ex-président qui d’ailleurs, on l’a vu dans cette crise, est allé jusqu’au bout de son argument en misant sur le facteur de la légitimité, en répétant ce mot dans son discours, élément central de la légitimité de sa politique, puisqu’il a été élu. Il y a donc une forme de jusqu’au-boutisme en ayant timidement appelé à un dialogue national mais qui n’avait pas donné des signes complets. Néanmoins, cet appel au dialogue a fait face à une opposition qui elle aussi a montré des signes de jusqu’au-boutisme. Il y avait une forme de dialogue de sourds entre les deux parties, mais on peut se poser la question : pourquoi M. Morsi n’a-t-il pas vraiment pris en considération toute la gravité de la situation bien avant et s’est entêté dans une escalade qui était inévitable ?

Quelles sont les origines de ce mouvement de foule historique en Égypte ? Et comment expliquez-vous cette cohésion entre la population, les forces armées et la justice ?
 « Il y a eu un ralliement au départ, la pétition Tamarrod qui a fait boule de neige, mais il faut comprendre aujourd’hui que tout cela a été relativement bien organisé ; il n’y a pas eu un phénomène, je dirais, spontané. Il l’a peut-être été au départ, mais ensuite, les choses ont été mises en scène et parfaitement bien huilées, depuis plusieurs semaines, pour créer cet effet de contestation.
Le seul facteur de mobilisation sur lequel se sont retrouvés tous ces opposants, c’est leur opposition à la politique de Morsi. Dans quelle mesure finalement cet élément-là n’est pas la limite de ce que l’on peut voir de cette opposition ? Il faut qu’il y ait un programme, des coalitions qui puissent émerger. Pour l’instant, il n’y a ni figure, ni programme, ni coalition, ni discours de main tendue à la partie adverse. Il faut rester prudent. Le vrai défi pour cette opposition, qui a si bien su se mobiliser, c’est de transformer cette mobilisation en effet politique. Et là, le défi est de taille, lorsque l’on voit dans cette opposition les différentes factions et tendances qui sont représentées. Il y a des courants extrêmement concurrents et divergents. Je ne vois pas, du moins pour l’instant, comment tout cela va être mis en place ni comment cela va prendre forme. Plus les choses vont aller lentement, plus il y aura des difficultés, plus la transition va durer, et plus la difficulté d’établir un calendrier précis de cette transition sera grande, plus les choses risquent de devenir conflictuelles et risquent d’entraîner l’Égypte dans une instabilité chronique. C’est vraiment tout l’enjeu majeur de cet aspect-là, et les premiers signaux qui sont envoyés par l’armée à l’adresse des opposants aujourd’hui, qui étaient le camp de la majorité d’hier, ne sont pas encourageants. Si l’on commence à mettre aux arrêts un président élu démocratiquement, à envoyer des mandats d’arrêt contre les Frères musulmans, voire à leur interdire de se présenter ou de se regrouper en formation politique, on peut tout imaginer finalement. On va vers une escalade qui n’est pas bonne, qui peut rapidement se transformer en cycle violent.
Les choses ne se sont pas encore stabilisées, en dépit de ce que l’on a vu mercredi qui est perçu par la rue comme une révolution. Dans les faits, on a assisté quand même à un coup d’État.

Pensez-vous que dans les coulisses, l’armée ait planifié ce que les islamistes appellent un coup d’État ?
L’armée a utilisé la contestation comme un prétexte pour intervenir de manière subtile, en voulant montrer qu’elle n’intervient pas directement, qu’elle ne gère pas les affaires mais encore une fois, sans elle rien n’aurait été possible. Jusqu’où aujourd’hui l’armée est capable d’aller ? Cela sera difficile pour la transition actuelle d’avoir une marge de manœuvre importante. Pour l’instant, l’armée va surtout s’employer à contrôler et à essayer de dicter un peu ses desiderata, notamment dans le fait de vouloir éventuellement écarter définitivement l’expression des Frères musulmans sur la scène politique. Et là, il y aura un problème sur la recomposition des autres forces religieuses islamistes, qui pour l’instant sont soit totalement neutres, silencieuses, ne sont pas encore intervenues dans la crise, soit ont pris parti et ont une position qui aujourd’hui n’est pas difficilement tenable à moyen terme. En particulier la position des salafistes qui ont participé mercredi à cette mise en scène du communiqué, avec derrière chacune des parties de l’opposition qui se sont exprimées. Comment les salafistes vont-ils se repositionner, vont-ils accepter que les Frères soient complètement marginalisés, voire mis hors du champ politique ? Je pense qu’il y a des passerelles entre ces mouvances et donc forcément il risque d’y avoir des difficultés prochaines.

Légitimité des urnes ou légitimité de la rue... Le concept de majorité populaire a été au centre du conflit entre l’opposition et le pouvoir. Pensez-vous que l’apprentissage de la démocratie soit sur la bonne voie en Égypte ?
Si on se réfère à des règles précises de ce que l’on entend par démocratie, je dirais que les messages ne sont pas bons. Parce que la démocratie, c’est aussi la légitimité des élections et que l’on change les gouvernants au bout de leurs mandats et non pas en court, ou alors ils ont la possibilité de prendre leurs responsabilités en démissionnant, mais on ne les dépose pas. À la rigueur, on aurait eu un scénario de ce type en Tunisie aujourd’hui, il aurait été plus légitime que ce qui s’est passé en Égypte. Puisqu’en Tunisie il y a un gouvernement transitoire qui a été élu pour un mandat d’un an et qui aujourd’hui en est à sa seconde année de gouvernance et n’a toujours pas encore réellement avancé dans la rédaction de la Constitution. De plus, la date des élections générales est toujours inconnue. Il y a dépassement du mandat dans ce cas précis, ce qui peut se passer aussi dans d’autres pays en transition, comme au Yémen où le président a été élu en février 2012 pour un mandat de deux ans, la présidentielle est prévue pour février 2014, mais on sait très bien qu’il est quasiment impossible de tenir ce délai-là. Il y a aura une extension du mandat. Est-ce qu’elle va être légale ou illégale ?
Pour l’Égypte, on était sur un mandat de quatre ans qui était clairement défini à la base, il y a eu une Constitution qui a été adoptée en décembre 2012 par référendum. Tous les éléments de légitimation du pouvoir étaient réunis et ont été bafoués. Je ne pense pas que ce soit un bon message qu’on envoie sur le plan de la culture démocratique. Si la démocratie, c’est faire pression, mobiliser pendant trois jours et avoir l’appui de l’armée pour renverser un pouvoir, à ce moment-là les Frères musulmans pourront se dire aussi que finalement, la prochaine gouvernance ils peuvent la renverser de cette manière, et bien entendu il est très peu probable qu’ils obtiennent l’appui de l’armée qu’ils avaient eu auparavant.
En déposant le président égyptien Mohammad Morsi, l’armée est montée en première ligne pour ouvrir une phase de transition difficile. Avec le soutien d’une grande partie de l’opinion et de personnalités politiques et religieuses, elle ouvre la voie à une nouvelle et délicate période de transition dans le plus peuplé des pays arabes. Comment en est-on arrivé là ? Dominique...