Loin du tapage interne et des soucis d’un quotidien de plus en plus mouvementé, le général Michel Aoun aime garder une place pour la méditation et la réflexion stratégique. Il suit attentivement les développements dans la région et tente d’analyser ceux à venir avec son expérience et sa vision. Il rappelle ainsi que dans un entretien avec le quotidien al-Hayat publié le 10 mars 1994, il avait prédit l’arrivée inévitable au pouvoir des courants islamistes dans le monde arabe, estimant que cette évolution est dans la logique des développements, même s’il avait aussi affirmé, dans la même interview, qu’une fois au pouvoir, ces groupes allaient échouer, en raison notamment des problèmes économiques qu’ils devront affronter et pour lesquels ils n’ont aucune solution. À l’époque, ces propos avaient paru étranges et presque inacceptables.
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, les faits semblent lui donner raison. Les Frères musulmans, sous leurs différentes formes, ont pris petit à petit le pouvoir dans plusieurs pays de la région, en Égypte, en Tunisie, en Libye et même en Turquie, alors que les mouvements islamistes sont en train de se multiplier dans les pays musulmans, perçus il y a quelques mois encore comme la seule solution « démocratique » pour remplacer les dictatures et les régimes autocratiques du Moyen-Orient.
Toutefois, un an après la prise du pouvoir par Mohammad Morsi en Égypte, les protestations et les crises se multiplient, au point que le président a été obligé de menacer les protestataires d’envoyer l’armée dans la rue pour étouffer leur mouvement, cette même armée qu’il s’est empressée de mettre à l’écart et de marginaliser depuis son accession au pouvoir. De plus, dans un flagrant désaveu de la politique du président Morsi, l’armée égyptienne a immédiatement publié un communiqué se rapportant à la décision de Morsi de rompre tout lien avec le régime de Bachar el-Assad pour affirmer qu’elle ne compte pas s’impliquer dans un conflit avec un pays frère. En même temps, les protestations contre Morsi se poursuivent, le pays est divisé et l’armée attend dans son coin le moment propice pour revenir sur la scène égyptienne.
En Libye, le pouvoir mis en place peine à unifier le pays et à relancer les institutions de l’État, les différentes villes du pays vivent chacune à son propre rythme. En Tunisie, le parti Ennahda a des difficultés à asseoir son pouvoir et se heurte régulièrement à la contestation de la part des libéraux laïcs et de tous ceux qui ne veulent pas que « leur révolution soit volée ». Même la Turquie, pays cité en modèle de « l’islam éclairé » depuis l’avènement d’Erdogan et de son parti, est en train d’être ébranlée, et face à la contestation, le Premier ministre a finalement menacé d’avoir recours à l’armée, cette même armée qu’il a combattue, dont il a limogé les chefs et qui attend aujourd’hui encore son heure. En même temps, le Qatar devenu pays phare des révolutions arabes doit changer d’émir en août, pour raison de santé, dit-on officiellement, mais de nombreux spécialistes croient voir la main des États-Unis dans cette « transition en douceur ».
Tous ces changements actuels ou à venir montrent que les groupes islamistes sont en train d’échouer au pouvoir, alors que l’Occident qui avait favorablement accueilli leur avènement est aujourd’hui en train de revoir ses calculs. Ce qui se passe en Syrie et la controverse au sein de l’Union européenne et même aux États-Unis au sujet de la décision de donner des armes sophistiquées aux rebelles syriens en est une des meilleures preuves.
Selon un spécialiste des questions stratégiques, le conflit en Syrie cristallise aujourd’hui les changements à venir. Ce qui a commencé comme un mouvement pour la démocratie est devenu un conflit mondial qui radicalise le monde entier. D’un côté, il y a la Russie et ses alliés du Brics en plus de l’Iran qui ne veulent pas lâcher le régime pour assurer une ligne stratégique qui commence en Russie et aboutit à la Méditerranée, en passant par l’Iran, l’Irak, la Syrie et le Liban et, de l’autre, il y a les États-Unis et leurs alliés européens et arabes qui veulent briser cet axe à n’importe quel prix. Selon cet expert, la grande erreur de l’Occident en Syrie a été d’abord de sous-estimer la force du régime et sa solidité et ensuite de sous-estimer les intérêts stratégiques de la Russie qui ne peut pas accepter d’être encerclée par une ceinture de pays islamiques, notamment dans les Républiques musulmanes d’Asie centrale, le Tadjikistan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. À plusieurs reprises, les États-Unis avaient cru pouvoir pousser la Russie à changer d’avis et à lâcher le président syrien, en vain, et c’est maintenant l’Occident, États-Unis en tête, qui baigne dans la confusion, ne voulant pas céder mais ne voulant quand même pas aider ouvertement les islamistes qui deviennent chaque jour plus puissants sur le terrain en Syrie. L’impasse est donc encore totale, mais une nouvelle approche est en train de se dessiner, notamment après les problèmes des pays qui ont vécu « le printemps arabe » et l’incertitude qui règne en Syrie.
À tout cela, il faut ajouter un autre enjeu, celui de l’énergie. Alors que le Qatar avait fait le projet de transporter son gaz via la Syrie et la Turquie jusqu’à l’Europe, court-circuitant ainsi le gaz russe et provoquant la colère des dirigeants du Kremlin, des rapports diplomatiques occidentaux révèlent que les ressources gazières et pétrolières au large de la Syrie, du Liban, d’Israël et de Chypre seraient très importantes, alors que les réserves pétrolières des pays du Golfe seraient en voie de régression. Si ces rapports sont exacts, la Russie aurait ainsi une position privilégiée dans ce nouvel axe énergétique, au grand dam des États-Unis qui veulent à la fois leur part des ressources et en même temps ne pas trop déstabiliser la région, puisque l’exploitation des ressources exige la stabilité. Le tableau actuel reste donc imprécis, mais au final, en raison de l’importance des enjeux, il ne peut y avoir de solution sans un accord international, qui partagera les influences et les ressources ; d’ici-là, c’est à qui tiendra le plus longtemps, en vue de la négociation à venir... qui ne semble pas encore proche.
Pour mémoire
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La phrase importante est "l'occident est en train de revoir ses calculs"...oh que oui! qu'il est en train de les revoir...il serait peut-être temps d'arrêter les conneries!
13 h 40, le 22 juin 2013