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Liban

La faculté de droit de l’USJ fête ses cent ans : un établissement qui a pesé sur le destin du Liban

Par Sélim Jahel
Ancien ministre Professeur émérite à l’Université Panthéon-Assas

L’État du Grand Liban qui naissait le 20 septembre 1920 trouvait l’École française de droit de Beyrouth au pied de son berceau, déposée par « la princesse des contes », comme disait Charles de Gaulle. Sa création tient d’ailleurs beaucoup de l’enchantement, car comment imaginer plus folle chimère que cette association en 1913 entre un gouvernement français en phase aiguë de laïcisme, les pères jésuites jouant l’Indifférent avec l’art qu’on leur connaît, l’Association lyonnaise œuvrant avec une subtilité toute orientale pour les concilier, les Turcs enfin – ils étaient encore là – observant le manège et supputant le profit qu’ils pourraient en tirer.
Mais c’est la pure passion qui faisait agir Paul Huvelin, cheville ouvrière de l’opération; hanté, certes, en bon romaniste, par l’ombre immense de Papinien et animé surtout par la volonté d’affirmer, comme il le dira dans sa leçon inaugurale, « la force d’expansion du droit français supérieur à tout autre droit ». Paul Huvelin était professeur de droit romain à la faculté de droit de Lyon. En France, il est connu des spécialistes par ses travaux, son Histoire du droit commercial où il montre notamment comment les marchands arabes ont initié l’Europe du Moyen Âge aux subtilités du droit commercial.
Au Liban, Paul Huvelin est un monument. L’École de droit qu’il a réussi à mettre sur pied était devenue par la suite faculté de droit, de sciences économiques et politiques. Tenue par les jésuites avec la rigueur qu’on leur connaît, elle allait au fil des ans assurer à l’État libanais l’essentiel de ses cadres administratifs et judiciaires et de son personnel politique. Elle va surtout propager dans le pays la culture de l’État de droit. Il est rare qu’une institution de cette nature ait tant pesé sur le destin d’une nation.
L’École de droit de Beyrouth enseigne d’emblée le droit français. Habilitée à délivrer les diplômes français de la licence en droit, plus tard du doctorat, elle continuera à le faire jusqu’en 1979. Aujourd’hui, la faculté Huvelin enseigne le droit libanais essentiellement en langue française et, accessoirement, je dirai par la force des choses, le droit français ; le droit libanais étant dans une très large mesure la reproduction en arabe des lois, de la jurisprudence et de la doctrine françaises, son enseignement en langue française en assure incontestablement une meilleure intelligence.

La tradition des
vieux maîtres
Les travaux juridiques produits par la faculté portent pour la plupart sur le droit des pays arabes dans une approche de droit comparé, particulièrement avec le droit français, dans la tradition des vieux maîtres qui en furent les piliers. Je veux citer, me limitant à ceux qui ont disparu : autour du père Mazas qui fut chancelier puis du père Jean Ducruet qui fut doyen puis recteur de l’université, Choucri Cardahi, Béchara Tabbah, Émile Tyan, Charles Fabia, Jean Chevallier, Nicolas Assouad, Jean Baz, Antoine Fattal, André Gervais, Philippe Biays, Sobhi Mahmassani, Sami Chammas, Louis Boyer, Jean-Marc Mousseron, Pierre Safa, Pierre Catala, Méliné Topakian.
Ces travaux sont pour la plupart consignés dans les Annales qui ont désormais pour titre : Proche-Orient, études juridiques. Mais certaines publications ont eu un retentissement international comme, notamment, Droit et morale de Choucri Cardahi, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’islam et Principes de droit public musulman d’Émile Tyan, le Statut légal des non-musulmans en pays d’islam d’Antoine Fattal, Théorie générale du droit des obligations et des contrats dans la chari’a et les différentes écoles du fiqh comparé aux législations modernes de Sobhi Mahmassani. Cette large ouverture sur le droit des pays arabes va se concrétiser par la création d’un centre spécialisé, le Cedroma, Centre d’études des droits du monde arabe, qui va accroître par ses recherches, ses colloques, ses publications, le rôle éminent que joue la faculté en ce domaine.
Pour les autorités libanaises, la faculté de droit, des sciences économiques et politiques de l’Université Saint-Joseph est tenue pour une institution essentielle au pays. Ainsi, lorsque fut créée la licence libanaise en droit, c’est à elle qu’a été confié le soin de l’enseigner, et lorsque fut instituée en 1959 l’Université libanaise, il fut demandé à l’Université Saint-Joseph d’y intégrer sa faculté de droit. C’est ainsi que par un curieux arrangement entre les pères jésuites et l’État libanais, dont on peut difficilement pénétrer toute la subtilité, la faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, qui continue à assurer son propre enseignement, est devenue, en même temps, la deuxième section de la faculté de droit de l’Université libanaise. Aujourd’hui, une faculté de droit établie à Dubaï, appelée Saint Joseph University, lui est rattachée.

L’État de droit
Cependant, plus que l’enseignement du droit, l’apport majeur, capital, fondamental de l’Université Saint-
Joseph a été celui d’avoir réussi à répandre dans le pays la culture de l’État de droit. La notion, comme on la définit (Bruno Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, n°70 et s.), « traduit l’idée que l’État se soumet de lui-même au respect de la règle, laquelle est à son tour élaborée ou modifiée dans le respect d’autres normes de valeur supérieure ». En somme, l’État de droit, c’est la prééminence du droit sur tout autre considération, fût-ce même ce qu’on appelle la raison d’État. Cela commence par la séparation des pouvoirs pour éviter toute tentative d’autocratie et la consécration de l’idée d’égalité de tous devant la loi, l’égalité « folle idée chrétienne », disait Nietzsche. Vient surtout la nécessité d’assurer l’application de la loi et le fonctionnement de la justice sur tout le territoire de la République dans un respect total de l’indépendance des juges.
Par fidélité à sa mission, l’Université Saint-Joseph s’est assigné pour tâche de sensibiliser les esprits à ces valeurs. L’État de droit, privilège des grandes démocraties occidentales, s’est enraciné dans l’esprit du peuple libanais. Les dirigeants les plus marquants du pays en ont toujours été pénétrés, je pense aux présidents de la République qui se sont succédé jusqu’au début des années 80, particulièrement ceux qui ont été formés dans cette faculté : Camille Chamoun, Charles Hélou, Élias Sarkis, Bachir Gemayel, à des Premiers ministres comme Sami el-Solh, Abdallah Yafi, Chafic Wazzan, à des députés et hommes politiques comme Hamid Frangié, Raymond Eddé, Mohsen Slim qui ont toujours défendu avec acharnement les valeurs démocratiques.
C’est par la prééminence donnée au droit, et par là même à la justice, que le Liban s’est démarqué et se démarque encore de son environnement régional. C’est cela qui a fait sa spécificité et a favorisé son avancée au plan économique, suscitant l’admiration et l’envie des populations alentour, mais faisant craindre la contagion de la liberté aux théocrates qui les gouvernent. La justice a longtemps été une institution exemplaire, regardée comme le paradigme de toutes les vertus civiques. Le contrôle juridictionnel du pouvoir exécutif a toujours été assuré en toute liberté par le Conseil d’État et les tribunaux administratifs. L’appareil judiciaire fonctionnait de manière remarquable suscitant respect et admiration dans les États voisins qui, souvent, envoyaient leurs juges stagiaires se former au Liban. Il était servi par des magistrats prestigieux tant par leur savoir que par leur probité, leur courage, leur hauteur de vue. La plupart avaient été formés à l’Université Saint-Joseph, ils ont laissé derrière eux des traditions vivantes qui attendent d’être recueillies par leurs successeurs.

 

***


Il est vrai qu’aujourd’hui, après le choc de la guerre, la perte par la République de larges portions de son territoire, l’indigence des responsables politiques, la corruption à tous les niveaux, il n’y a plus place à l’État de droit. Mais l’idée garde au Liban de profondes racines. L’Université Saint-Joseph continue d’en entretenir les esprits par son enseignement, ses travaux, ses colloques et ses conférences auxquels participe un public toujours plus nombreux. L’espérance d’un retour à l’État de droit ne doit jamais abandonner la pensée des juristes.

Par Sélim JahelAncien ministre Professeur émérite à l’Université Panthéon-AssasL’État du Grand Liban qui naissait le 20 septembre 1920 trouvait l’École française de droit de Beyrouth au pied de son berceau, déposée par « la princesse des contes », comme disait Charles de Gaulle. Sa création tient d’ailleurs beaucoup de l’enchantement, car comment imaginer plus folle...

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