Annie Ernaux
Mais es-tu heureuse au Liban depuis deux ans ? C’est la question de mon amie Jo. Une Libanaise exilée en Suisse. Jo a vécu toute la guerre civile au Liban comme beaucoup d’autres. Elle est partie après. À seize ans, elle savait déjà qu’elle ne resterait pas et ne voulait plus rester de toute façon. Elle n’a connu que les abris et une scolarité décousue en points d’interrogation. Les téléphones portables n’existaient pas, et quand le disparu d’un jour ou plus réapparaissait, c’était la fête au village.
Jo a épousé un Syrien loin de son pays natal. Le hasard d’une rencontre amoureuse sans pression clanique ou presque. Une belle fête visionnée sur un écran VHS dinosaure. Un discours d’amour et d’amitié. Lui, en arrière-fond de montagnes helvètes, rêve toujours d’un pays où ses enfants auraient cette éducation méditerranéenne ; elle, sous les sifflements étouffés des obus, ne se fait plus d’illusions. Elle sait ce que nous savons par nos professions non déclarées d’émigrés à peine embarrassés.
Es-tu heureuse au Liban ? Je n’ai pas su répondre précisément à l’instar de ce flou gaussien artistico-politico-geografico-guerrier. Que répondre ? Que dire sans paraître irrespectueux ou indécent ?
C’est la question fatalement douloureuse, le deuil chagriné d’une terre meurtrie et délaissée, la nostalgie d’une mélancolie refoulée de ce qui ne sera plus jamais. Ce d’antan inconsolable. Un avant et après difficile à reconstruire. Des pièces d’un puzzle écrabouillé et à la reconstitution impossible sans fragmentation ou destruction à l’hypocrisie chirurgicale. Es-tu heureuse ?
Un oui et non tâtonnants. Une affirmation, une négation au paradoxe toujours aussi incompréhensible, voire incontrôlable peut-être. Je n’en sais rien. Je préfère choisir la voie du doute, des questions sans réponses à ce mystère humain égocentrique et individualiste. Un aime ton prochain interrogateur sous un matelas épais d’individualisme révoltant.
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