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À La Une - Hommage

Assem Salam... sur un air de requiem

Avec Nassib Lahoud et Walid Joumblatt, fin 2004.

C’était à l’automne 2004, il y a près de dix ans. Le camp Hariri n’était pas encore entré de plain-pied dans la bataille pour l’indépendance et la souveraineté du Liban. Certes, Rafic Hariri faisait déjà son office, au moins depuis l’an 2000, discrètement, en attendant l’heure propice, à travers une politique d’endiguement de l’axe Lahoud-Anjar-Damas et une couverture donnée l’air de rien à la formation progressive d’une opposition plurielle nationale. Cependant, à découvert, rares étaient les voix sur la scène politique musulmane qui osaient ouvertement prendre position contre l’occupation syrienne et la tutelle des services de renseignements. Au plan sunnite, à l’ombre du géant Hariri, il y en avait surtout deux : Misbah Ahdab et Assem Salam (puis ensuite Ahmad Fatfat). Les deux s’étaient retrouvés, avec d’autres démocrates, dans un mouvement tout jeune, le Renouveau démocratique, autour d’une figure parlementaire unanimement respectée : Nassib Lahoud.


Il n’est pas étonnant que l’étoile de Assem Salam ait particulièrement brillé à l’automne 2004, c’est-à-dire dans les prémices de l’intifada de l’indépendance. Oh, elle brillait déjà depuis très longtemps au firmament du ciel culturel libanais. Oui, Assem Salam était effectivement le géant libanais de l’urbanisme, et le Liban lui devait déjà tous les honneurs depuis très longtemps. Mais à un âge vénérable, Assem Salam, cohérence oblige, ne pouvait pas rester tranquillement chez lui, dans son petit coin de paradis de Mar Élias, à fumer son cigare confortablement installé dans son fauteuil d’étude et à ressasser les titres et autres honneurs reçus, les nombreux exploits accomplis naguère...
Et pour cause, Assem Salam était beaucoup plus que le doyen libanais des architectes/urbanistes, bien plus qu’une « mémoire vivante » de Beyrouth, bien plus qu’un de ces grands gentlemen beyrouthins en voie de disparition.
Assem Salam était un citoyen, au vrai sens du terme. Un habitant de la cité.


Pour lui, l’aménagement du territoire ne pouvait passer simplement par un urbanisme froid et désengagé : il ne fallait pas succomber à la rouille et la sclérose, mais faire preuve de dynamisme et s’occuper de politique. L’architecte n’avait que faire des idées éparses. Il fallait que ces dernières soient bien intégrées à une pensée structurée, une vision globale : celle de la Polis, et, bien au-delà, d’un réseau de cités, en l’occurrence celles du monde arabe.
À plus de 80 printemps, Assem Salam, un homme raffiné, structuré, flegmatique, pince-sans-rire et d’une culture incroyable – une espèce réellement en voie de disparition –, s’était lancé, à l’aube des années 2000, dans une nouvelle bataille, pour la souveraineté et l’indépendance de son pays. Pour la démocratie et le dialogue, aussi : l’une de ses hantises était de jeter des passerelles entre les Libanais pour panser les plaies de la guerre civile, un combat mené entre autres au côté de Habib Sadek et Samir Frangié. En bon urbaniste-politique, le thème de la mémoire et de l’identité, donc de l’âme de la ville, était continuellement dans son lexique politique. Là où il se démarquait de tous les autres, avant que la Gauche démocratique de Samir Kassir, Élias Atallah et Ziad Majed ne vienne prendre le relais, c’était par ailleurs dans sa soif d’égalité et de justice sociale. Enfin, faisant preuve de clairvoyance, Assem Salam, comme Samir Kassir, replaçait toujours son combat local dans le contexte arabe, celui de la chute des régimes militaires et/ou théocratiques et de l’avènement de la démocratie et d’une incontournable laïcité.


Aussi prendra-t-il part, brique par brique, à la fondation de « l’opposition nationale plurielle » entre l’an 2000 et l’an 2005. Il sera en effet l’un des principaux artisans du Forum démocratique et du Renouveau démocratique, puis de la campagne initiée contre la prorogation du mandat Lahoud au Centre de la presse autour notamment de Walid Joumblatt, Nassib Lahoud, Samir Frangié, Nassir el-Assaad, Farès Souhaid, Carlos Eddé, Samir Abdel Malak et Habib Sadek, puis de la Gauche démocratique, avec le même groupe, Élias Atallah et Samir Kassir, et, enfin, le Rassemblement du Bristol, espace de jonction des forces de gauche avec le Rassemblement de Kornet Chehwane sous l’ombrelle de l’évêque Youssef Béchara et du patriarche Nasrallah Sfeir.


Assem Salam était convaincu que la renaissance d’un Liban viable, solidement unifié et à même de confronter tous les défis ne pouvait être acquise que par une action collective de la part de la nouvelle génération. En bref, il misait sur la jeunesse, seule capable d’établir les assises d’un Liban nouveau et de prescrire les choix à suivre pour lancer le Liban sur les voies de la modernité et du progrès, sans lesquels, pensait-il, les défis du XXIe siècle ne pourraient jamais être surmontés.


Or cette tâche nécessitait, selon lui, de plancher sur les principes suivants : la démocratie (les libertés, l’exercice de la libre pensée, la représentation constitutionnelle, le libre choix et le renouveau du leadership politique étant les fondements d’une démocratie saine sans laquelle le Liban ne pourrait jamais survivre) ; les droits de l’homme (le respect des droits de l’homme, la lutte contre le racisme et le confessionnalisme, le refus de l’adoption des droits civils non séculaires, la lutte pour l’établissement d’une société d’égalité et de dignité, et la lutte pour les droits de la femme représentent des choix non négociables) ; l’identité nationale et les racines culturelles (la mondialisation agressive et menaçante à tous les niveaux pouvant déstabiliser la cohésion politique et civique libanaise, et risquant de nuire sérieusement au rôle que le pays pourrait jouer dans la renaissance d’un monde arabe cherchant à sortir des ténèbres des systèmes politiques existants).
Et puis... et puis, tout s’est enchaîné. L’assassinat de Rafic Hariri, d’abord. Assem Salam était certes en faveur de l’adhésion du courant du Futur et de son chef à l’opposition nationale plurielle. Mais l’attentat du 14 février a tout balayé, et Assem Salam ne pouvait pas, cohérence oblige, suivre aveuglément la vague bleue qui ravageait le pays, quand bien même il la comprenait rationnellement. N’avait-il pas été autrefois le détracteur le plus farouche de la politique de reconstruction de la capitale ? N’était-il pas l’ennemi juré de ce qu’il percevait comme du capitalisme sauvage ? Il s’est donc rangé, en silence, humblement, sans changer d’idéaux, sans faire d’esclandre, sans passer dans le camp adverse. Puis, la fondation du 14 Mars politique a progressivement phagocyté tous ses compagnons de route : Habib Sadek, le porte-parole démocrate chiite du Forum démocratique, a été le premier à payer le prix, celui de l’alliance quadripartite ; la Gauche démocratique, dynamo de l’intifada de l’indépendance, a été la cible privilégiée de la contre-révolution (Samir Kassir assassiné, Ziad Majed exilé), avant d’être traitée en paria par ses alliés (Élias Atallah oublié à Tripoli) ; le Rassemblement de Kornet Chehwane a été balayé par la vague orange, puis progressivement phagocyté par le retour des Kataëb et des Forces libanaises (Samir Frangié, le symbole moral, écarté des listes électorales) ; le Renouveau démocratique a lui aussi reçu un grand coup de Jarnac du 14 Mars (Nassib Lahoud, Misbah Ahdab, Gabriel Murr et Camille Ziadé éloignés des listes électorales en 2009) avant d’être miné par les disparitions, celles de Nadim Salem et surtout de Nassib Lahoud ; et voilà aujourd’hui que le 14 Mars politique achève de réduire l’opposition plurielle à un conglomérat de trois partis... avec quelques satellites.


Assem Salam était un homme entier, complet. Un véritable humaniste universaliste comme il n’y en a plus beaucoup, comme probablement il n’y en aura plus, tant la médiocrité semble être devenue aujourd’hui le passage obligé pour briguer les premiers plans. Occulter sa dimension politique, citoyenne, c’est porter atteinte à la mémoire de cet homme exceptionnel, voire le tuer une deuxième fois, lui et ses compagnons de route.


Son départ la même année que Nassib Lahoud et Nassir el-Assaad constitue sans aucun doute la fin d’une ère, et porte en lui comme un parfum de requiem pour toute une dynamique haletante, à bout de souffle, moribonde. Témoin de la déliquescence politique locale, au moins aura-t-il eu le plaisir de voir, de ses yeux, la folle résurrection des peuples arabes, mêlé à la barbarie des massacres et de la destruction des fabuleuses cités de Syrie. Mais, dans le monde arabe, tous les rêves ne naissent-ils pas déjà inachevés... ?

C’était à l’automne 2004, il y a près de dix ans. Le camp Hariri n’était pas encore entré de plain-pied dans la bataille pour l’indépendance et la souveraineté du Liban. Certes, Rafic Hariri faisait déjà son office, au moins depuis l’an 2000, discrètement, en attendant l’heure propice, à travers une politique d’endiguement de l’axe Lahoud-Anjar-Damas et une couverture...

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