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Moyen Orient et Monde

La guerre froide des médias

Par Anne-Marie SLAUGHTER

Anne-Marie Slaughter, ancienne directrice de la planification politique au département d’État américain (2009-2011), est professeure en sciences politiques et affaires internationales à l’Université Princeton.

Une guerre de l’information a éclaté sur la planète. Les lignes de bataille sont tracées entre les gouvernements qui considèrent la libre circulation de l’information et la capacité à y accéder comme un droit humain fondamental, et ceux qui estiment que le contrôle officiel de l’information est une prérogative souveraine fondamentale. La campagne se mène aussi au niveau institutionnel par des organisations comme l’Union internationale des télécommunications (ITU) et chaque jour dans des pays comme la Syrie.
Le sociologue Philip N. Howard a récemment utilisé le terme « nouvelle guerre froide » pour décrire « les batailles entre médias traditionnels et les réseaux de médias sociaux, dont les approches en matière de production de l’information, de propriété et de censure sont très différentes. » Parce que cette industrie traditionnelle de l’information requiert des fonds conséquents, elle est plus centralisée – et donc d’autant plus sujette au contrôle des États. Les médias sociaux, par contre, peuvent confier la veille des actes et des méfaits des gouvernements à quiconque possède un téléphone portable, et il est difficile de les mettre sous silence à moins de fermer Internet. Étudiant les conflits entre médias traditionnels et médias sociaux en Russie, en Syrie et en Arabie saoudite, Howard conclut que, malgré des différences dans leurs cultures médiatiques, ces trois gouvernements soutiennent fortement les médias contrôlés par l’État.
Ces luttes intermédiatiques sont intéressantes et importantes car, comme le déclare Howard, le mode de circulation de l’information reflète en effet une conception particulière de l’organisation d’une société ou d’un régime politique. Mais une différence encore plus profonde concerne la question fondamentale de savoir qui détient l’information en premier lieu. En janvier 2010, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton déclarait que les États-Unis « défendent un Internet unique, permettant à l’ensemble de l’humanité un égal accès à l’information et aux idées ». Elle a rattaché cette position non seulement au premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit la liberté d’expression et de la presse, mais aussi à la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui stipule que tous les peuples ont le droit « de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ». La détermination de nombreux gouvernements à « ériger des barrières électroniques » pour bloquer l’accès de leurs citoyens aux ressources d’Internet, a-t-elle ajouté, signifie « qu’un nouveau rideau de l’information est en train de s’abattre sur le monde ».
Cette bataille de plus ample envergure se joue sur de nombreux terrains, y compris au sein de l’ITU, qui doit réunir 190 pays à Dubaï en décembre pour la révision d’un traité international sur les télécommunications, adopté une première fois en 1988. Si de nombreux points de ce traité sont très techniques, concernant les détails liés à l’acheminement des télécommunications, de nombreux gouvernements ont soumis des propositions d’amendement pour y inclure des provisions destinées à faciliter la censure gouvernementale de l’Internet. Le président russe Vladimir Poutine ne fait pas mystère de son vœu de voir l’ITU « établir un contrôle international » sur Internet, et donc de substituer les conditions en vigueur actuellement, qui laissent la gouvernance d’Internet entre les mains d’organismes privés comme la Société d’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (Icann) et la Internet Engineering Task Force. Les États-Unis ne signeraient jamais un traité qui modifierait fondamentalement les arrangements de gouvernance d’Internet, mais il est évident que de nombreux gouvernements tenteront d’utiliser ce processus de révision pour accroître leur contrôle sur l’information accessible à leurs citoyens.
Sur le terrain, les gouvernements se limitent encore souvent à principalement bloquer l’information sur leurs actions. L’une des premières décisions prises par le gouvernement syrien lorsqu’il a réprimé les manifestations, par exemple, a été d’expulser les journalistes étrangers. Il y a plusieurs semaines, le gouvernement du Tadjikistan a bloqué YouTube et interrompu les réseaux de communication dans une région retirée du pays où les forces gouvernementales combattent un groupe d’opposition. Le gouvernement chinois a interdit l’entrée du Tibet à tous les journalistes étrangers à la veille des Jeux olympiques de 2008, alors qu’il réprimait dans la violence les manifestations. Ces tactiques plus traditionnelles peuvent désormais être étayées par de nouveaux outils de désinformation. Pour ceux qui suivent étroitement le conflit syrien, il peut paraître parfois surréaliste de suivre les journalistes-clés et les représentants de l’opposition sur Twitter.
Il y a deux semaines, Oussama Monajed, consultant syrien en communication stratégique qui envoie un flux régulier d’informations et de liens vers les activités d’opposition en Syrie, a soudainement commencé à transmettre une propagande progouvernementale. La chaine satellitaire saoudienne al-Arabiya a aussi fait état du piratage de son compte Twitter par « l’Armée électronique syrienne », un mystérieux groupe fort probablement constitué d’opérateurs indépendants soutenus plus ou moins directement par le gouvernement syrien. C’est une chose d’avoir conscience de l’existence de capacités sophistiquées pour une guerre électronique ; mais c’en est une autre de voir les identités en ligne de personnes ou de sites familiers soudain piratées.
Dans ces nombreuses manifestations existantes et croissantes de(s) guerre(s) de l’information, les forces pro-liberté de l’information ont besoin d’une nouvelle arme. Le fait qu’un gouvernement expulse des journalistes ou bloque des sites Internet de médias sociaux ou d’information auparavant autorisés devrait en soi être considéré comme le signal d’alarme d’une crise qui mérite toute l’attention du monde. Il semblerait logique de penser que les gouvernements qui n’ont rien à cacher n’aient rien à perdre à autoriser leurs citoyens et les médias reconnus internationalement à se faire l’écho de leurs actions. Et pour appuyer cette logique, elle devrait être inscrite dans les accords de commerce et d’investissement internationaux. Imaginons que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et les banques de développement régionales suspendent leur financement dès qu’un gouvernement tire le rideau sur l’information. Supposons que les investisseurs étrangers rédigent des contrats stipulant que l’expulsion et l’interdiction de journalistes étrangers ou le blocage généralisé de l’accès aux sources d’information internationales et aux médias sociaux constitueraient un signe de risque politique suffisant pour suspendre les obligations contractuelles des investisseurs.
Les Américains prétendent que le soleil est le meilleur désinfectant. L’accès à l’information des citoyens est un outil essentiel pour rendre les gouvernements responsables de leurs actes. Les efforts gouvernementaux pour manipuler ou bloquer l’information devraient être considérés un abus de pouvoir – un abus visant à masquer de nombreux autres abus.

Traduit de l’anglais par
Frédérique Destribats.
©Project Syndicate, 2012.
Une guerre de l’information a éclaté sur la planète. Les lignes de bataille sont tracées entre les gouvernements qui considèrent la libre circulation de l’information et la capacité à y accéder comme un droit humain fondamental, et ceux qui estiment que le contrôle officiel de l’information est une prérogative souveraine fondamentale. La campagne se mène aussi au...

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