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À La Une - Rétrospective

Dialogues avec les toiles de Shafic Abboud

Un monde coloré et chaleureux, habité de rêves et de scintillements. Une centaine de toiles et d’autres créations (céramique, sculpture, livre d’artiste, tapisserie, boîte à cinéma) signées Shafic Abboud retraçant le long périple, de 1942 à 2001, sont au Beirut Exhibition Center. Grâce à l’initiative de Claude Lemand et sous la férule des deux commissaires d’exposition, Nadine Begdache et Saleh Barakat, ainsi que le concours scénographique inspiré de Karim Bekdache, voilà un regard en arrière qui ne ressemble à aucun autre. Visite guidée pour un monde enchanté et enchanteur.

Une image de l’enfance à Mhaïdseh.

L’immense photographie en noir et blanc de Shafic Abboud, s’appuyant sur sa table de travail, chemise aux manches retroussées, front déjà dégarni, sourire aux lèvres et moustache fournie, accueille en toute bonhomie les visiteurs. D’emblée, une mise au point s’impose: il ne s’agit pas d’une rétrospective banale, conventionnelle. Karim Bekdache explique: «J’ai rencontré Shafic Abboud dans son atelier en 1987. Nous avons partagé un déjeuner dans son appartement situé au-dessus. Après le café, il est rapidement retourné au travail. Dans cet atelier long et étroit, étonnamment petit et où il produisait de très grands formats sans aucun recul. Des tableaux qui ne sont autres, à mes yeux, que des paysages vus d’avion. Des images satellites dessinées le nez collé à la toile. Cette exposition respecte cette distance en laissant au visiteur la liberté de parcours, mais en favorisant un certain point de vue, à trois mètres de la toile, et sans regarder tout ensemble, de manière à mieux apprécier ce travail unique.»


Par conséquent, par-delà les murs où sont accrochées les toiles de Shafic Abboud, de grands panneaux espacés, en courbe convexe, portant les œuvres picturales de l’artiste, permettent de mieux retrouver l’écheveau et le fil d’Ariane de la créativité. On saisit davantage, par cette mise en place en miroir, la palette du peintre dans son tourbillon de couleurs et d’images.


Astucieuses correspondances que le regard capte, caresse et découvre grâce à une installation qui braque les projecteurs sur une œuvre déjà débordante de vie et de lumière.


Six décennies de travail et d’engagement intellectuel ininterrompus pour cette fastueuse célébration pour (re)découvrir un des artistes libanais qui, par la diversité et l’éclat de son talent, a su porter bien loin et haut le rayonnement culturel du Liban au sein du monde arabe et occidental. Déjà en 1961, Michel Ragon écrivait à son propos (dans la revue Cimaises) les lignes suivantes: « Abboud est un peintre que l’on pourrait qualifier de “naturaliste abstrait” en raison du souffle tourmenté de ses compositions aux beaux coloris rouges et jaunes, très chauds, comme une campagne luxuriante écrasée de soleil.»


En se promenant dans les allées de cet espace tout en blanc, illuminé par les couleurs et l’univers tout en détail invitant à la réflexion, la rêverie, la lecture multiple ou l’évasion, véritable dialogue avec les toiles, l’on en arrive à s’interroger en toute simplicité, finalement: peindre, c’est quoi?
Est-ce que peindre est forcément raconter des histoires? Dévoiler et partager sensations et émotions? Recréer la nature en variantes ou fusions figuratives et abstraites ? Jouer avec les couleurs, les formes et les volumes? De toute façon, peindre, c’est forcément narrer l’amour de la vie, et en ça, Shafic Abboud était un as, un champion.
S’il aimait la poésie (Schéhadé et Adonis furent parmi ses nombreux livres de chevet), il n’en pinçait pas moins pour la musique, quatuors de Beethoven et musique arabe se partageant ses faveurs.

« Une grande envie
de regarder la peinture »
Mais pour l’enfant de Mhaïdseh, c’est sans nul doute la peinture qui l’a emporté haut la main depuis que les études d’ingénierie furent arrêtées net en 1946. Il embrasse alors, en toute fougue et passion, chevalet et tubes de peinture à l’Académie des beaux-arts créée en 1937 par César Gemayel. Et depuis, de Beyrouth sous l’influence de Georges Cyr aux ateliers de la Grande Chaumière et d’André Lhote, ainsi que les cours de Fernand Léger à Paris, le «désordre clair» et «le dérèglement systématique» (pour rester en terre de poésie entre Schéhadé et Rimbaud) de la grande aventure picturale, avec ses multiples dédales, découvertes, coup de cœur et innombrables techniques, avec toujours la liberté au bout du pinceau, se saisissent, en emprise totale, de la vie de Shafic Abboud.


Et c’est à cette ronde fabuleuse, ce sabbat de féerie, que le public est invité. Ronde d’une œuvre où, par-delà portes et fenêtres ouvertes à tous les possibles, la vie, dans ses plus insoupçonnables facettes, est mise en boîte. Une vie versée, délicatement, mais aussi à profusion, en petit ou grand flacon, comme l’essence d’un parfum rare et précieux... Et dont on sent et respire avec ivresse aujourd’hui l’odeur pénétrante.


Vécu et émotions font vibrer ces toiles qui accusent en tons pacifiques les moments pleins d’un parcours humain. Des radieuses images de l’enfance (le «bouna») aux rencontres décisives du cœur (mariages, couples, sensualité des corps), en passant par la noirceur de la guerre – celle d’un 5 juin 1967 où les Arabes perdent, un nuage bien sombre dans un horizon plombé – dans cette œuvre, quand même dominée par le bonheur d’être et, par-delà glacis et matité, émerge, victorieux et vibrant, le chant des couleurs vives et joyeuses.


Grâce soit rendue à cette technique qui tourne souvent le dos aux huiles lourdes tirées en masse des officines et lieux de vente pour artistes pressés. Shafic Abboud, fin esthète et sans nul doute épicurien, avait aussi le goût des pigments, des émulsions et des liants naturels. Chimiste et alchimiste, il avait le don de faire mélange et dosage, à sa guise, au gré de l’inspiration. D’où l’émerveillement devant la singularité et la complexité de ces couleurs intenses, amorties ou savamment estompées.


Dans cette exposition qui suit à la lettre les souhaits de Shafic Abboud qui avait épinglé dans ses carnets cette phrase: «Une grande envie de regarder la peinture tout près, tout près, à bas le recul», le visiteur est royalement servi.
Sans oublier non plus les jeunes écoliers, amateurs en herbe, qui auront le plaisir d’avoir lors de leur tournée un jeu éducatif sur carton indépendant pour situer l’œuvre à travers devinettes artistiques, puzzle et différences de détails d’une même photo de l’armoire de rangement de l’artiste...


À regarder de près cette œuvre fourmillante de vie, le visiteur reste entièrement sous le charme de l’étourdissante palette abboudienne. Si certaines toiles, marquées déjà par le temps (presque soixante ans!), risquent d’accuser certaines rides, le nerf moteur de cette production est intact et d’une saisissante modernité.


Une fois de plus, c’est Shafic Abboud qui élude le mystère. Pour le mot de la fin, on se réfère volontiers à ses carnets noircis de sa belle calligraphie, serrée et régulière. On puise trois citations successives: «Mes affirmations les plus péremptoires sont questions... Il y a deux sincérités, celle du peintre et celle de la peinture... Penser, c’est fatalement
peindre...»

L’exposition rétrospective de Shafic Abboud, un projet Solidere, dure du 8 mai au 8 juillet au Beirut Exhibition Center.

L’immense photographie en noir et blanc de Shafic Abboud, s’appuyant sur sa table de travail, chemise aux manches retroussées, front déjà dégarni, sourire aux lèvres et moustache fournie, accueille en toute bonhomie les visiteurs. D’emblée, une mise au point s’impose: il ne s’agit pas d’une rétrospective banale, conventionnelle. Karim Bekdache explique: «J’ai...

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