Puis, dès le premier poème, «Les pieds que je caresse nuits et jours effleuraient la terre à ses origines», surgit l’hypothèse que ces pieds-là sont ceux de la poésie, de son rythme d’«harmonica» et de «galop des chevaux sauvages que Mick Jagger voulait monter un jour».
Commence alors pour le lecteur la double expérience que seule la vraie poésie permet de vivre, la sensuelle, affective et universelle du beau, et l’intellectuelle, de la recherche de la clé de l’énigme. Le poète, lui, apparemment transformé en fétichiste du pied, disperse dans l’ensemble du recueil les pistes que le lecteur attentif s’empresse de saisir: il égrène en effet, de poème en poème, tous les blasons de ce pied poétique ayant enfin pris chair, du talon à la cheville, en passant par les «orteils de nougat» et les doigts en éventail, par son galbe, par la peau et son grain.
De sorte que, rétrospectivement, le titre du recueil prend une nouvelle signification: il s’agit bien d’une citation cachée d’un des plus célèbres sonnets de Mallarmé: «À la nue accablante tu (...)». Le lecteur reconnaît aussi, au fil des poèmes, les apparitions masquées de toutes les divinités tutélaires du poète, ces prédécesseurs qu’il englobe dans son amour pour la poésie: Prévert et ses «feuilles mortes» (p. 28), les «cent mille verges» d’Apollinaire, prises dans les orteils de la poésie (p. 30), Aragon «au bout de (son) âge» (p. 34), le rossignol perché sur «la plus haute branche» près de la claire fontaine (p. 36), Rimbaud et sa Myriam d’Abyssinie, dédicataire implicite des deux dernières sous-parties du recueil et, au bout de l’itinéraire, préludant à l’apparition en un admirable vers unique de cette «poésie, peau sciée» (p. 40), ce dernier «coup de dés» (p. 38) mallarméen qui, si «jamais n’abolira le hasard», marque la fin de la quête, puisqu’«il n’y a plus d’énigmes ni d’équations à
résoudre» (p. 39).
Car c’est bien là le pouvoir de la poésie telle que la conçoit et la pratique Boulad, celle qui «entre (...) dans le cœur de tous les hommes» (p. 36), une poésie qui donne du sens, une poésie qui tient du miracle.
Elle a en effet le pouvoir de panser les blessures: «Les hommes ni les femmes ne me feront désormais plus jamais mal» (p. 23), puisque, grâce à elle, «les échardes de mon enfance ne rimeront plus à rien» (p. 33), cette poésie qui «marche (...) à reculons dans mon corps pour effacer l’histoire» (p. 29).
Elle détient donc la baguette magique qui permet de remonter le cours du temps, qui fait que «la nuit sourd dans la clarté du jour» (p. 39) et a le pouvoir de renverser par un chiasme l’ordre du monde: le poète christique «agenouillé à tes chevilles de bouc, Marie Madeleine, (...) lave tes cheveux d’arc-en-ciel avec [s]es pleurs» (p. 31) et réécrit la parabole en en intervertissant chacun des éléments.
C’est pourquoi seule la poésie peut dompter la mort, puisque «la mort se couche alors à tes pieds comme un chien docile» (p. 26). Si les pieds poétiques ressuscitent le poète (p. 32), ils lui permettent de l’exorciser: «Je piocherai pour déterrer la mort qui restera sans abri» (p. 44). Le «pied de nez» du début prend alors toute sa signification. Belle revanche sur la mort en effet.
Indiscutablement, Antoine Boulad est l’un de nos plus grands poètes en langue
française.
Katia HADDAD
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