Nous avions choisi de commencer par Echmoun, situé à un kilomètre de Saïda. Très fiers, nous expliquâmes aux enfants, en chemin, qu’il s’agissait d’un temple dédié au dieu Echmoun, et que c’était l’unique site phénicien au Liban et au monde (fin du VIIe siècle avant J-C). Encore fallait-il le trouver ce temple... Nous avions beau passer au peigne fin toutes les routes autour de la ville, avaler des tonnes de douceurs, pas le moindre vestige en vue ! Peut-être qu’au VIIe siècle avant Jésus-Christ, les panneaux de signalisation n’existaient pas et que, par conséquent, dans un souci très sérieux d’éviter tout anachronisme, nos responsables avaient-ils omis d’en mettre (je dis « responsables » car on ne sait jamais de qui il s’agit).
C’est tout à fait par hasard que nous avons fini par arriver. Un vieil homme s’épongeant le front, accablé par la chaleur nous accueillit et perçut le prix des billets d’entrée. Des brochures ? Il nous regardait sans comprendre. « Un guide ? Non, je n’en ai pas ; je peux par contre vous proposer de l’eau de fleurs d’oranger ou de l’eau de rose, ce sont les meilleures de toute la région, et à très bon prix je vous le jure. Je peux aussi vous indiquer un très bon restaurant pour déjeuner. Dites-lui que vous venez de ma part et vous serez servis comme des rois. »
Munis donc de nos bouteilles et de l’adresse du restaurant, nous avons commencé la visite. Le site est immense, les pierres impressionnantes... et la saleté écœurante. Des mouchoirs en papier, des canettes de bière, des bidons d’huile, des chaussettes, de vieilles chaussures, etc. et pas la moindre poubelle. Dans ce site, qui aurait dû être un des pôles d’attraction les plus importants du tourisme au Liban, les mauvaises herbes et les ronces foisonnent et couvrent très souvent les ruines et les inscriptions phéniciennes. Des lieux complètement délaissés, sans aucun gardiennage, sans aucune règle.
De Saïda, nous nous sommes dirigés (un peu moins fiers), vers Tyr, une ville chargée d’histoires. « Vous allez voir l’un des plus grands hippodromes romains », mon mari poursuivait ainsi son exposé en priant le ciel que nous puissions repérer rapidement l’emplacement des ruines, car s’il y avait cette fois des pancartes signalant l’existence des nécropoles et de l’hippodrome, il restait un côté ludique : deviner comment on y accède. Là, contrairement à l’autre « responsable », son alter ego était assis au frais à l’ombre d’un arbre, sirotant paisiblement le thé avec sa famille. Ici aussi, pas de guide, pas de brochures, mais une sorte d’ange gardien barbu qui attachait ses pas aux nôtres. Et, là encore, des lieux d’un délabrement révoltant. Si ce n’étaient les graffitis, les inscriptions sur les colonnes, du genre « Nabil aime Salma » ou encore les cœurs percés de flèche si chers aux amoureux, on aurait vraiment cru qu’aucun être humain n’avait plus foulé ce sol ou essayé d’en restaurer les vestiges depuis l’époque romaine.
Jeïta, Byblos et Baalbeck étaient mieux entretenus, mais les alentours toujours aussi sales. Nous avons dû quand même demander le chemin pour accéder à Baalbeck par l’entrée principale. Je plaisantai avec les enfants : « Voyez-vous, au Liban, il y a un effort continu de l’État pour obliger les gens des différentes régions à communiquer entre eux. Une question par-c,i un renseignement par-là et les fondements de la vie commune sont jetés ! » Comme par miracle, l’unique guide touristique de Baalbeck était présent et nous offrit gentiment ses services. Il prit soin toutefois de nous préciser que le tarif d’une visite guidée, fixé à la base par l’État, sera laissé au libre arbitre de notre générosité, laquelle disait-il se lisait clairement sur notre visage.
Enivrés (Bacchus oblige !) par la beauté et la majesté des lieux, nous avons déchanté à la sortie, quand des vendeurs surgis de nulle part se sont agglutinés autour de nous par dizaines, nous imposant presque de force l’achat de souvenirs « certifiés authentiques et d’époque », qu’ils avaient eux-mêmes, disaient-ils, retirés des fouilles.
Séduite par tous ces sites, oui je l’étais, et sans aucune hésitation. Je serais de mauvaise foi de le nier. Séduite donc et même fière, mais ô combien déçue par leur état. Toutes ces ressources héritées du passé, ces monuments historiques où se cristallisent nos traditions, ces citadelles, ces temples, ces souks qui rappellent nos origines et réécrivent notre histoire réduits à ne plus être que des lieux de promenade ou de pique-nique, parfois saccagés, sans aucun contrôle, aucune loi pour les protéger et presque sans entretien, appelés à se dégrader et peut-être même à disparaître, emportant avec eux l’identité et la mémoire collective de tout un peuple. De quels crimes devrons-nous encore être témoins ? Quelle malédiction s’est-elle donc abattue sur mon pays et quel sort s’acharne ainsi sur ce paradis et le transforme impitoyablement en enfer ?
Rolla AOUN