Et quelle œuvre ! Nous frisons facilement le chef-d’œuvre en matière de comportement et de prose. Il suffit qu’une camera de télévision pointe du nez, qu’un micro se promène devant eux pour que nos responsables se lâchent dans un langage châtié, plein d’inculture, que même les bouchers derrière leurs étals, le tablier maculé de sang, refusent d’utiliser.
Que les bouchers me pardonnent, leur corporation n’est pas en cause, mais on dirait qu’ils laissent parfois traîner leur matériel en des endroits indus ; certaines personnes, fortes de je ne sais quelle immunité, les ramassent puis, les brandissant bien haut, menacent qui de couper des têtes, qui des mains, qui des bras, des langues et même des tentacules.
Pour en avoir côtoyé certains, qui dans la vie quotidienne sont d’un abord parfaitement agréable, j’étais à mille lieues de m’imaginer que leur métier d’origine était boucher, rien dans leur comportement ne laissant transparaître qu’ils manient avec dextérité un instrument contendant, arme qui, laissée entre des mains inexpérimentées, peut tout aussi bien blesser celui qui la tient.
Je me dois aussi d’évoquer la ménagerie et la jungle, les quadrupèdes, les félins, des plus féroces aux plus doux, les oiseaux en tout genre, invités dans le débat. On a vu des plumes voler et des babines retroussées, les crocs dégoulinant de rage.
Devant ce désopilant spectacle, bien que n’ayant plus depuis belle lurette les oreilles chastes ni froid aux yeux, je me suis à nouveau posé cette question qui depuis longtemps me taraude : pourquoi diantre mon père, à l’instar de beaucoup de parents, a-t-il tant insisté pour m’inscrire à l’école puis à l’université ?
Ce langage fleuri, je l’aurais appris dans la rue, en écoutant la radio, en regardant les journaux télévisés. Dire que des docteurs en droit, en médecine, des ingénieurs, des financiers, des professeurs, des écoliers, des universitaires se délectent de cette cascade d’inepties, qui tiennent plus de l’appel au meurtre que d’un échange verbal politique, même houleux, qui somme toute aurait dû rester dans les limites de la courtoisie.
Courtoisie, quel gros mot ! C’est une insulte faite à ces gens qui, du haut de leur superbe, se prennent à donner à leur congénères des leçons de morale, de probité, drapés dans la toge d’honorabilité de jurisconsultes romains, représentés sur les fresques antiques un parchemin à la main. L’histoire, elle, retiendra des nôtres l’image de flibustiers un couteau en travers les gencives, le rictus bavant.
Cette description imagée n’a rien d’exagéré. Nous tombons de Charybde en Scylla. Il n’est plus permis que persiste le discours politique auquel désormais nous assistons et qui se situe non pas au niveau des caniveaux, mais en plein dedans. Ce n’est pas cela l’image du Liban que nous voulons donner au monde.
Le Liban n’a jamais connu une telle déchéance, sauf peut-être à ses heures les plus sombres – et encore, les protagonistes s’efforçaient de garder une certaine retenue verbale pour ne pas arriver au point de non-retour.
Or il me semble que nous y sommes déjà, le lien ténu de civilité qui présidait timidement encore aux relations entre les parties s’est rompu à force de s’effilocher et de se distendre. Voici venue l’ère de l’inconscience et des matamores.
Et nous osons nous targuer d’avoir inventé l’alphabet, la couleur pourpre, donné naissance à Astarté qui a fondé Carthage ; nous avons Cana, le premier miracle de Jésus-Christ ; le nom de notre pays, de ses cèdres figure en bonne place dans les livres saints ; la première école de droit du monde fut, dit-on, fondée à Beyrouth ; nos penseurs et écrivains sont à l’origine de l’essor de la littérature arabe.
Toutefois, le choc escompté n’aura pas lieu, faute de combattants, l’atmosphère ambiante est morose, soutenue par une démoralisation galopante et une désaffection à tout crin. Pour une fois, les gens refusent d’être partie prenante dans ce combat de chefs, préférant les observer de loin se crêper le chignon, tout en comptant les points.
Car un mot de trop de ci, un autre de là risquent d’enflammer non seulement les esprit, mais aussi le pays avec, une bonne partie de la population ne tenant plus compte des simagrées et gesticulations stériles de nos édiles. Tout ce qui intéresse le peuple, c’est d’avoir la paix, de pouvoir vaquer à ses affaires, le temps de voir venir demain et de quoi il sera fait.
Déjà qu’avec les problèmes usuels de la vie courante, électricité à haut ou bas voltage, eau au compte-gouttes, écolage, sécurité, circulation, santé et j’en passe, le simple mortel, qui en a bien par-dessus la tête, se contrefiche de savoir comment et si le financement du TSL aura lieu, s’il sera piétiné ou pas, ou si l’inénarrable ministre des Affaires étrangères, qui y est parfaitement étranger, va continuer à défier impunément la volonté de tout un peuple.
Et c’est là que le danger réside, cette nonchalance désinvolte de la population en général, de notre jeunesse en particulier, ressemble à s’y méprendre à la résignation du bétail qu’on mène à l’abattoir.
C’est inadmissible !