Des manifestations des « Indignés » aux émeutes fiévreuses de Londres, le citoyen européen postmoderne est en pleine crise. Ni de la même façon ni pour les mêmes raisons.
Jusqu’alors, nous avions été en mesure d’interpréter historiquement les manifestations et bouleversements réclamant un meilleur niveau de vie, un respect des droits les plus élémentaires, un travail ou un accès au logement, un traitement plus juste, etc., autant de revendications qui constituent en soi les principes fondateurs par excellence de la citoyenneté européenne.
Mais une accoutumance culturelle réductrice est née suite à l’exposition permanente à ces revendications. En effet, depuis plus de trois siècles, la contestation sociale (en dehors des motifs religieux) n’est en majeure partie envisagée qu’a travers le raisonnement suivant :
Un vol de pain, de nourriture par un émeutier/une émeutière est un signe que la population a faim, la politique n’intervenant que de manière secondaire.
Un émeutier/une émeutière qui abat les breloques scintillantes des temples dédiés à la surconsommation de masse accomplit un geste idéologique en se réclamant d’une contre-culture qu’il voudrait voir dominer. Le premier comportement n’empêchant pas l’autre évidemment ou étant son prédécesseur direct.
Or, que dire aujourd’hui lorsque, au contraire, des bandes d’émeutiers hystériques écument les magasins de luxe en plein « Shopping Spree » et en ressortent chargés d’articles luxueux, inutiles pour la survie immédiate et tout à fait hors de portée de leur bourse ?
Les boutiques des enseignes de luxe sont saccagées afin de commettre les forfaits, mais les articles de luxe, loin d’être aussi négligés, sont choyés, bichonnés et ramenés à la maison et exhibés dans le quartier comme des trophées ! Comment donc expliquer ce phénomène social qui semble échapper au modèle traditionnel de l’interprétation de la contestation et au sens que se font les nantis des aspirations des classes défavorisées ?
Depuis un certain temps déjà, les jeunes sont constamment interpellés via certains sites d’Internet, certaines chaînes de télé, certaines publicités, certains films de cinéma et des réseaux sociaux par des diffusions glorifiant le luxe et le mode de vie de la jet-set. Les pipoles et leurs gadgets excessivement chers sont les nouveaux dieux de l’Olympe, maniant des outils célestes conférant automatiquement un statut de privilégiés à ceux qui les manipulent.
D’autre part, ils sont en manque de modèles crédibles qui les poussent à découvrir le chemin de la connaissance de soi, des autres et du monde, qui permettrait à ceux qui y tiennent encore d’atteindre le nirvana, tant convoité par eux, de la réussite sociale, avec tous ses signes extérieurs de richesse possibles.
Les banquets et les excentricités des fortunés ne sont pas chose nouvelle. Depuis la Rome antique, les exemples ne manquent pas. Ce qui est nouveau par contre, c’est la publicité maladroite dont ces excentricités bénéficient. Pas une chaîne de télé, pas un réseau social qui ne donne en pâture et ne diffuse les excès en tout genre, à un moment ou un autre. Tout excès faisant bien sûr grimper l’audimat.
Forcément, cela finit par faire des remous et des envieux. En langage néopréhistorique, cela donnerait :
« Une gazelle irait-elle se faire filmer pour envoyer avec force de détails à l’appui une vidéo d’elle afin de réveiller l’appétit du lion dans sa tanière ? » (proverbe néo-Cro-Magnon)
Plus sérieusement maintenant, les immensément riches suscitent aujourd’hui l’envie et la jalousie du reste de la planète (mondialisation oblige) en croyant à tort que cela agirait comme une carotte au bout d’un bâton, nourrissant le mythe meurtri de l’ascenseur social et de la possibilité de réussite pour tous.
Mais contrairement aux ânes que l’on a menés à travers l’histoire par cette ruse révoltante par son efficacité et sa simplicité (certains disent même que c’était la bombe atomique de l’Antiquité), les émeutiers de Londres ont prouvé que si le luxe n’est pas à la portée de leur bourse, ils avaient dans leur bourse de quoi les pousser jusqu’à les arracher par la force !
D’où l’émergence d’une nouvelle menace.
Toutefois, contrairement aux héros mythiques qui allaient voler le feu sacré de la connaissance afin de s’élever au niveau de dieux, les émeutiers d’aujourd’hui négligent cette denrée inestimable qu’est la connaissance pour ne se contenter que de vulgaires artefacts creux. Personne ne leur a expliqué que le but de l’arbre n’était pas seulement le fruit mais la graine ! (nouveau proverbe à la sauce surgelée/réchauffée avec soin).
Or n’étant pas passés par l’arbre de la connaissance et du travail, ils ne peuvent prétendre aux fruits. Et ces fruits qu’ils exhibent fièrement... resteront vides et stériles.
Mais que cherchent-ils au juste ?
Il semblerait que ces artefacts exhibés ne seraient pas seulement convoités pour leur relative utilité « high-tech », ni pour la satisfaction urgente d’une sensation pressante de « manque », mais d’abord et surtout pour l’ascension sociale et aussi pour les sensations du chemin périlleux qui a été parcouru afin de les arracher. En contact via leurs téléphones mobiles et autres smartphones, s’improvisant stratèges urbains en jeans et baskets, ces jeunes sembleraient d’abord en mal d’épopée et de gloire. Cela n’a pas pour but de les dédouaner ou de les excuser, mais seulement d’essayer de comprendre leurs motivations en proposant des pistes de réflexion. Car le débat doit être lancé, quitte à ce que ces pistes s’avèrent inadaptées.
(à suivre)
Émile ISSA