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Couverture spéciale de la révolte en Tunisie - Analyse

Tunisie, révolution, démocratie ?

Le bouleversement politique tunisien, inattendu et soudain, donne lieu à des démonstrations de réjouissance populaires quasi unanimes, notamment en France. Une grande vague jubilatoire accompagne ce qu'on nomme dorénavant la « révolution de jasmin », écho poétique à celle des œillets (après un passage par les couleurs, les révolutions sont à nouveau adeptes des fleurs), en même temps qu'une campagne de critique virulente et indignée envers la diplomatie et le gouvernement français, coupable de n'avoir ni condamné fermement le régime du président déchu Ben Ali, ni soutenu publiquement le peuple tunisien dans son soulèvement.

Cette unanimité appelle un regard différent et une mise en perspective des événements tunisiens récents avec d'autres facteurs : l'histoire de ce pays, les exemples d'autres pays, les tendances actuelles du monde arabo-musulman pour ne mentionner que ceux-là.

On s'apercevrait alors que le régime tunisien, s'il ne correspondait pas au niveau de démocratie attendu, restait éminemment progressiste et que le fond du problème était en grande partie liée à des questions économiques, ainsi qu'aux accusations de corruption, de prévarication et d'accaparement du clan au pouvoir.

Il serait aussi possible de voir dans la réserve des autorités françaises, le souci du lendemain et de la gestion de ce pays : si on sait ce qui a été supprimé (Ben Ali et son clan, les restrictions à la démocratie et à certaines libertés), nul ne sait ce qui en sortira, et le contexte régional n'est guère favorable à la démocratie telle que nous l'entendons.

La Tunisie, dictature ou régime progressiste ?

Que reproche-t-on au régime de Ben Ali ? Le manque de démocratie, l'accaparement des richesses par le clan au pouvoir, la corruption, la prévarication. Et de fait, s'il ne nous appartient pas de juger les agissements de ceux qui ont été au pouvoir - c'est le rôle de la justice tunisienne, déjà à l'œuvre - on ne peut que constater que le pluralisme politique est resté limité, circonscrit aux seuls partis autorisés, au nom du danger que représenteraient les autres pour la démocratie. Une tentation que l'on retrouve facilement dans d'autres pays. La Tunisie souffre de longue date d'un manque d'emplois, que la crise est venue aggraver.

Ces réserves étant émises, le régime tunisien était-il la dictature si souvent dénoncée ? Son économie était-elle si faible ? Si l'on compare sa situation avec celles d'autres pays de la région et même du reste du monde, il est permis d'en douter. Sans ressources énergétiques à la différence de ses voisins, très faiblement industrialisée à l'indépendance, disposant de peu de terres arables, la Tunisie moderne a misé sur le tourisme, l'industrie, les services et a mis en œuvre une ambitieuse politique éducative, grâce à laquelle la jeunesse est entièrement alphabétisée et une large part d'entre elle, diplômée de l'enseignement supérieur. Une part importante de la population tunisienne a ainsi bénéficié des emplois créés dans ces différents secteurs.

D'autre part, une vision progressiste de la société a mené les dirigeants tunisiens à favoriser l'essor non seulement économique mais aussi social, et notamment dans le domaine des droits des femmes, qui ont atteint un niveau quasiment sans équivalent dans le monde arabo-musulman. Enfin, si la police s'est faite remarquer par la brutalité de ses méthodes, il est à noter que l'armée est restée parfaitement à sa place comme elle l'a été tout au long des dernières décennies. J'ai eu l'occasion, lors d'un échange bilatéral en 2007, de constater l'excellent niveau de cette armée, en constante modernisation, engagée dans la lutte contre le terrorisme à sa frontière avec l'Algérie en coopération avec les autorités de ce pays. La sagesse et la retenue dont a fait preuve cette armée a sans doute permis d'éviter un bain de sang, et, pour l'instant, de favoriser une transition démocratique.

Veulerie ou sagesse de la diplomatie française ?

Les critiques n'ont pas manqué envers l'attitude de la France, accusée d'avoir soutenu une dictature, puis de n'avoir pas encouragé la révolte du peuple. Il est plus généralement reproché à la France d'avoir « laissé » au pouvoir, quand ce n'est pas « soutenu » ou « cautionné », un terrible dictateur, au nom de la stabilité de la région, et de nos sacro-saints intérêts économiques. Mais il faut savoir raison garder. La diplomatie d'un pays ne consiste pas à distribuer des bons et des mauvais points de démocratie et de bonne gouvernance à d'autres pays souverains. En agissant ainsi notre pays aurait tôt fait de susciter l'agacement ou la haine des pays concernés, de provoquer des réactions hostiles contre nos intérêts et nos ressortissants, voire de déclencher des campagnes anti-françaises.

Il semble au contraire que la France ait agit avec prudence et sagesse, dans le respect de sa tradition diplomatique. La Tunisie et la France, liées par leur histoire commune, ont conservé et développé des liens économiques et culturels : une rupture diplomatique, une mise au ban de la Tunisie n'aurait sans doute pas entraîné d'effets positifs pour la population, bien au contraire. L'exemple Iraquien a amplement montré que le peuple est toujours la principale victime des mesures d'isolement et de sanctions qui visent à faire pression sur les régimes, sans effet sur ces derniers. En matière de relations internationales, le principe de responsabilité et de mesure s'applique tant que l'incertitude pèse sur l'avenir d'un pays ou d'une région. Et quoi qu'il en soit, la stabilité de l'Afrique du Nord était à encourager ; la suite des événements risque de le montrer.

Les incertitudes de l'après Ben Ali

Bien entendu, il n'est pas question de refuser le progrès au prétexte qu'il peut déboucher sur l'inconnu qui, par essence, nous fait peur. Il n'est pas question non plus de nier ni de sous-estimer ce que le peuple tunisien a subi sous le régime du président Ben Ali. Ceci étant dit, il importe aussi de se souvenir de la mésaventure des grenouilles de la fable lorsqu'elles décident de se donner pour nouveau roi... leur pire prédateur.

Il existe un parallèle intéressant entre la révolution tunisienne et l'histoire iranienne. En 1979, lorsqu'éclate la révolution, l'Iran est engagé dans un processus de modernisation de l'économie et de la société, qui se heurte à la fois aux intérêts économiques des bazaris (commerçants et négociants des grandes villes iraniennes), des propriétaires terriens, du clergé, et aux mentalités restées conservatrices de beaucoup de ces derniers. Si au mouvement de protestation qui éclot, viennent s'agréger les voix de ceux qui réclament plus de démocratie et de liberté, ce seront finalement les révolutionnaires islamistes qui l'emporteront, brisant l'espoir naissant du peuple.

Pourtant, à l'époque, cette révolution avait d'abord suscité, comme aujourd'hui pour la Tunisie, les hourras d'une partie du monde occidental. Mais avons-nous des motifs sérieux de nous inquiéter de l'après Ben Ali et de ne pas partager l'allégresse générale ? Faut-il craindre que la révolution débouche sur le chaos, dont profiteraient des extrémistes ou des démagogues, comme il advient naturellement en pareil cas ? La société civile, les élites politiques et technocratiques sont-elles suffisamment développées pour répondre aux besoins immédiats d'une bonne gouvernance ?

Les hommes et les femmes compétents ne manquent certes pas, mais sans doute l'expérience des cercles du pouvoir manque à ceux qui en ont été écartés par le système politique ayant prévalu en Tunisie depuis plusieurs décennies. La chasse aux sorcières, l'épuration politique qui a lieu en ce moment en Tunisie doit rappeler les erreurs faites en Iraq il y a peu d'années, quand les membres du parti Baath ont été éliminés ou chassés, puis interdits de participer à la vie politique. Alors, le déficit de cadres compétents, maîtrisant les réseaux, les procédures, les dossiers, la complexité du monde que seuls les initiés aux responsabilités connaissent, s'est fait cruellement sentir.

Toute transition, pour nécessaire qu'elle soit, demande du temps et de la progressivité. De plus, il serait intéressant de connaître le degré d'implication des mouvances islamistes dans les événements récents de Tunisie. Sans sous-estimer la part de spontanéité populaire des manifestations tunisiennes, il serait totalement naïf de croire qu'aucune coordination, même partielle, n'a eu lieu pour donner un tel mouvement d'ensemble. Qui sont ces coordinateurs : les partis d'opposition interdits ? Des mouvements nés de la révolte ? Des groupes clandestins constitués de longue date dans l'optique d'une future révolution ? Les islamistes ? Lesquels ? La suite des événements nous le dira.

Pour l'heure, le rôle de la communauté internationale est d'accompagner le processus de « transition » de la Tunisie et de contribuer à éviter l'avènement d'une dictature islamiste. Au rebours de cette option, la tentation de dénoncer les difficultés des autres régimes de la région, comporterait à coup sûr plus de risques que de bénéfices à long terme.

 

Sources : http://alliancegeostrategique.org

Le bouleversement politique tunisien, inattendu et soudain, donne lieu à des démonstrations de réjouissance populaires quasi unanimes, notamment en France. Une grande vague jubilatoire accompagne ce qu'on nomme dorénavant la « révolution de jasmin », écho poétique à celle des œillets (après un passage par les couleurs, les révolutions sont à nouveau adeptes des fleurs),...