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Pour l’intelligentsia arabe et islamique, la laïcité n’est ni nécessaire ni souhaitable

Islam politique et laïcité kémaliste : les danseurs de tango

Mustapha Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne, lança sans ménagement sa « révolution culturelle », convaincu que l’islam n’avait pas sa place dans les affaires de l’État.

Leonidas OIKONOMAKIS*

Il y a quelques semaines, le Wall Street Journal publiait un article au titre racoleur : « Intrigue dans la guerre civile larvée de la Turquie ». Il s'agit, bien sûr, du climat de « guerre froide » entre le parti à penchant islamique qui est actuellement aux commandes - Parti de la justice et du développement , ou AKP - et les vieilles élites laïcisantes, qui se veulent kémalistes, et qui voudraient préserver une dissociation absolue entre le politique et le religieux. Mais ce n'est là que la dernière bataille dans la « guerre froide » que se livrent islam politique et laïcs turcs depuis tantôt cent ans.
Si on comprend l'histoire des deux parties et leurs relations réciproques, on aura la clé pour éteindre la guerre froide qui règne en Turquie, pour que le pays fasse la paix avec lui-même. Mustapha Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne, lança sans ménagement sa révolution culturelle. Convaincu que l'islam n'avait pas sa place dans les affaires de l'État, il mit en route une campagne pour subordonner la religion à l'État : il abolit le califat, ferma toutes les écoles, ordres et institutions confessionnels, remplaça le droit islamique par le code civil suisse, le droit des affaires et commercial allemand et le droit pénal italien, remplaça l'écriture arabe par l'écriture latine ; introduisit l'instruction obligatoire et le suffrage féminin ; interdit l'exposition de symboles religieux dans les institutions publiques.
Mais cette révolution culturelle d'Atatürk, venue du haut, ne parvint jamais jusqu'au cœur et aux esprits du peuple.
Le premier gros affrontement entre islam politique et laïcité turque, l'incident de Menemen en 1930, survint à l'apogée du pouvoir d'Atatürk, lorsqu'un mouvement de soufis incita le peuple à la rébellion. La rébellion fut dûment écrasée par l'armée, et les meneurs exécutés ou emprisonnés.
En 1938, après la mort d'Atatürk, et la première élection ouverte aux partis en 1950, Adnan Menderes, dirigeant du Parti démocratique et futur Premier ministre, fit campagne pour la réintégration de l'islam dans la vie publique avec le retour à l'écriture arabe et à l'appel public à la prière. Sur ce, l'armée, en 1960, fit un putsch se proclamant la gardienne de la laïcité kémaliste et arrêtant Menderes pour violation de la Constitution.
L'islam politique se réfugia à nouveau dans la clandestinité, pour ressurgir en 1996 avec l'élection de l'ex-premier ministre Necmettin Erbakan et de son Parti de la prospérité (RP). C'est lui qui, pour la première fois, donna un contenu politique à l'affaire du foulard et qui prôna un rapprochement avec les pays à majorité musulmane. À son tour, le RP fut renversé par les militaires en 1997, puis, l'année suivante, interdit.
En 2001, malgré cette interdiction, l'aile réformiste du RP créa ce qui allait devenir la plus grande réussite de l'islam politique en Turquie à ce jour. L'AKP de l'actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdogan remporta les législatives de 2002 pour s'installer au pouvoir, qu'il n'a plus quitté depuis lors.
L'AKP a amené la Turquie jusqu'au seuil de l'Union européenne, politisé la religion en montant en épingle la question du foulard, et encouragé, tacitement, l'évolution de la société turque vers le conservatisme : les discours et les mesures pratiques prises dans les sphères supérieures se sont infiltrés dans un substrat religieux favorable, grâce en partie à la pression sociale.
Huit ans plus tard, la société turque est de plus en plus polarisée. Le gouvernement et ses partisans mènent une guerre sans relâche pour soustraire les médias, la police et la justice aux kémalistes. Déjà, une bonne partie des moyens d'information, à commencer par le quotidien Zaman, seraient favorables au gouvernement.
Dans le même temps, on ne peut ignorer le retournement d'une politique étrangère qui se rapproche du monde dit musulman en prenant ses distances à l'égard de ses alliés occidentaux.
Pourtant, pour obtenir un progrès authentique et durable, la Turquie devra mettre un terme à sa guerre civile blanche sans qu'elle débouche sur des perdants et des gagnants.
Quand tout est dit, il faut être deux pour danser le tango. Les élites laïcisantes doivent intégrer le paysage et la sensibilité confessionnelle propres à la Turquie, tandis que les activités islamiques doivent accepter que l'islam puisse être une croyance sans être un mode de gouvernement et qu'il doit rester confiné à la sphère privée.
L'UE et les critères d'accession de Copenhague, qui incluent le respect de la démocratie, la prééminence du droit, et des droits de la personne et des minorités, ainsi qu'une économie de marché fonctionnelle, semblent offrir à la Turquie le meilleur moyen de concilier ces demandes, afin que le pays puisse faire la paix avec lui-même, dans un cadre sociopolitique auquel les deux parties, en lâchant du lest, pourront souscrire.
Pour parvenir à ce résultat, l'UE doit se poser en principal négociateur de la paix, ce qui implique une grande responsabilité. L'Europe est l'orchestre de ce tango. Et pour que les danseurs continuent de danser, la musique ne doit pas s'arrêter de jouer.


*Leonidas Oikonomakis est attaché de recherche à l'Université de Crète et au Centre d'études européennes de la Middle East Technical University.
Article écrit pour le Service de presse de Common Ground (CGNews).
Reproduction autorisée.
Leonidas OIKONOMAKIS*Il y a quelques semaines, le Wall Street Journal publiait un article au titre racoleur : « Intrigue dans la guerre civile larvée de la Turquie ». Il s'agit, bien sûr, du climat de « guerre froide » entre le parti à penchant islamique qui est actuellement aux commandes - Parti de la justice et du...