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Pour l’intelligentsia arabe et islamique, la laïcité n’est ni nécessaire ni souhaitable - Interview

Pour l’intelligentsia arabe et islamique, la laïcité n’est ni nécessaire ni souhaitable

Pour Hamadi Redissi, les relations entre l'islam et la laïcité se posent d'un point de vue théologique, philosophique, légal et social.

Le Coran est un message qui comporte des lois et des règles qui régissent tous les aspects de la vie humaine. AFP Photo/ Hazem Bader

« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », avait répondu Jésus-Christ à une question piégée posée par des pharisiens. Partant de ce principe, de nombreuses théories virent le jour pour expliquer, appliquer ou même combattre le tracé d'une frontière entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux dans le monde occidental où le christianisme a évolué et faisant naître le concept de laïcité qui est une idéologie prônant la séparation entre la religion et l'État. Cette idéologie est donc l'aboutissement d'une longue lutte, le résultat d'un contexte socio-économique particulier.
Or, dans le monde arabo-musulman, contrairement aux Évangiles, le Coran est un message qui comporte des lois et des règles qui régissent tous les aspects de la vie humaine. L'islam est un système complet de vie, destiné à organiser, gouverner et régir la vie des hommes, leurs activités et leurs relations. Il embrasse ainsi tous les aspects de la vie : économie, politique, droit, morale, etc. De ce fait est né le conflit entre l'islam et la laïcité.
Au-delà des débats en Europe autour du voile et du traitement polémique par certains politiciens de la question de l'intégration des immigrés, loin, aussi, des discours populistes de certains radicaux, Hamadi Redissi*, professeur de sciences politiques à l'Université de Tunis et l'un des penseurs critiques de la modernité dans le monde arabe, revient sur le couple islam et laïcité.

Q : Islam et laïcité : la question se pose-t-elle ou non?
R : Elle se pose forcément pour quatre raisons : d'abord du point de vue théologique, le conflit exégétique entre ceux qui considèrent que l'islam est en soi « laïc » et ceux qui en font État et religion est loin d'être terminée, et ce depuis le débat entre Farah Anton et Mohammad Abdoh au XIXe siècle. Pas plus que le débat entre ceux qui adoptent franchement la laïcité (laykiyya) et ceux qui optent pour un concept moins brutal (almaniyya). Du point de vue philosophique, on aura tort de limiter la laïcité au rapport entre État et religion car la laïcisation ou la sécularisation des valeurs fondamentales et du vécu quotidien sont peut-être plus importantes que le simple rapport d'un État avec sa religion : l'Église anglicane est bien d'État, mais les Anglais ne sont pas structurés par le protestantisme. De même, les biens de l'Église sont propriétés d'État dans certains pays occidentaux, mais l'État ne gère pas les Églises.
Du point de vue légal, l'État islamique n'est ni totalement laïc (même pas la Turquie) ni pleinement religieux (à l'exception de quelques États religieux). Cette ambiguïté pèse au point que l'État ne sait quoi faire de sa religion : il ne peut s'y conformer ni s'en défaire, donnant l'impression d'en faire trop et pas assez.
Enfin, du point de vue social, la société est déchirée entre ceux qui concoctent une « laïcité personnelle » privée et ceux qui vivent une piété exemplaire comme s'ils étaient à Médine il y a quinze siècles. L'impression qui se dégage est fort désagréable pour un libéral et frustrante pour le croyant.

La laïcité dans le monde occidental a pris forme dans un contexte socio-économique particulier, et dans le cadre d'un cheminement historique déterminé. Pensez-vous que ces conditions ne sont pas encore réunies dans le monde musulman pour créer un courant laïc fort ?
On ne peut continuer à opposer de façon systématique les trajectoires du monde occidental à celui de l'islam sinon il faudra étendre le contraste aux autres institutions pourtant reprises de l'Occident : le Parlement, la république, la démocratie... Quant au contexte socio-économique, la théorie de la modernisation aujourd'hui s'est suffisamment déconnectée de son socle européen pour élaborer une théorie de la transition moderne universalisable : pensez-vous que l'Asie s'est modernisée sur le modèle historique européen ? Et croyez-vous que la France ou l'Amérique révolutionnaire quand elles ont tranché pour des républiques séculaires et démocratiques étaient plus « modernisées » socio-économiquement que nombre de pays arabes
ou musulmans ? Non. Ce qui empêche la création d'un courant laïc fort comme vous dites est une erreur basique partagée par l'intelligentsia arabe et islamique : la laïcité n'est ni nécessaire ni souhaitable. Plus précisément, l'intelligentsia s'accommode volontiers du libéralisme, de la modernité et de la démocratie, mais guère de la laïcité. Même Jabri et Arkoun (Mohammad Abed al-Jabri est un philosophe marocain qui a laissé une quarantaine d'ouvrages qui proposent des lectures rationnelles de la culture arabe et musulmane alors que l'Algérien Mohammad Arkoun est l'un des professeurs les plus influents dans l'étude islamique contemporaine, NDLR) lui sont hostiles sous prétexte qu'elle fait partie des idées simplistes des Lumières et de la modernité historique « fort heureusement » supplantées par les sciences sociales.
Il se fait que les problèmes liés à la laïcité ressurgissent immanquablement dans les apparentées démocraties « minimalistes », c'est-à-dire procédurales (Indonésie, Bangladesh, Malaisie, Liban). On le voit également en Turquie pourtant laïque où l'enjeu démocratique est miné par la religion. Comment dans ces conditions créer un mouvement laïc puissant quand les élites dissocient le libéralisme du sécularisme et ne voient pas de contradiction entre la démocratie et l'application de la charia ?

Du Maroc à l'Indonésie, le monde musulman est très varié, à tou point de vue (social, culturel, économique, géographique...). Pourquoi donc cette carence concernant une expérience de pays laïc ?
C'est vrai ! Aujourd'hui le monde islamique est très varié. Aussi faut-il faire bien de distinctions. Pour s'en tenir à ceux qui ont proclamé la laïcité dans leurs Constitutions, ils ne sont pas nombreux (Turquie, Azerbaïdjan, Kirghizstan, Tadjikistan et Turkménistan). Il existe cependant des pays sans déclaration constitutionnelle (Albanie, îles Comores, Indonésie, Djibouti, Liban, Syrie et Ouzbékistan). La Tunisie fait partie d'un troisième bloc qui inscrit l'islam comme religion d'État. Une quatrième catégorie fait dans le total en faisant de la charia la source des législations.
Mais il faut également juger ces pays à l'aune d'autres valeurs que la mention constitutionnelle. Par exemple, l'Indonésie applique aux musulmans la charia en matière de statut personnel sans compter qu'un des États de l'archipel applique carrément la charia. Ce qui rapproche davantage la Turquie de la Tunisie ce sont plutôt des effets de la laïcité : la sécularisation de la vie sociale, l'égalité entre hommes et femmes, la modernité des élites, la liberté en matière religieuse, l'unité des juridictions et la sécularité de la justice et de l'enseignement. Sinon tous les États islamiques sans exception se rejoignent dans l'étatisation du religieux en ce sens qu'ils ont tous un département ou un ministère des Affaires religieuses, y compris la Turquie (le département Diyanat a un budget plus gros que trois ministères). On voit ainsi que le concept de laïcité est plus large que le rapport entre État et religion.

Le fait que le Coran englobe des lois qui touchent à tous les aspects de la vie quotidienne influence-t-il négativement la naissance d'un courant laïc au sein de l'islam ?
Absolument, et ce en dépit d'une double distinction entre les versets à caractères législatifs (près de 250 sur un total de 6 200) et les autres dispositions et entre les cultes et les rapports sociaux. À propos de la première, le Coran a été renforcé par les autres sources (la sunna, l'ijtihad et le consensus). Or l'exégèse libérale n'arrive pas à se défaire des sources non coraniques et quand elle le fait, la masse ne suit pas. Quant à la seconde, elle semble factice : on nous dit que les rapports sociaux sont tangibles et évolutifs ; mais jusqu'à quel point la liberté de croire, le statut de la femme et celui des minorités religieuses par exemple sont-ils laissés par le Coran à la discrétion des hommes ? Nous savons qu'elles sont aussi organisées par les sources primaires (Coran et sunna). Prenons les cultes. On nous dit qu'ils sont des devoirs personnels ou des libertés. En fait, ils saturent l'espace public ainsi sacralisé du matin au soir et durant toute la vie. Leur accomplissement est exigé de tous dans certains pays et partout pris en charge par les autorités publiques qui veillent à leur respect. Un islam du for intérieur semble donc être une excentricité, une fiction inventée par des intellectuels dévidant la lourdeur de la charia dans le déni du réel.

Le caractère sacré et intouchable du Coran, sa légitimité divine handicapent-ils la naissance de lois dont la souveraineté appartient aux hommes ?
Sur ce point particulier, historiquement, l'islam a ignoré la participation citoyenne parce que l'islam médiéval ne connaissait que des sujets musulmans et des millets assujettis. Les temps modernes ont imposé une révision déchirante : le califat est aboli et la république a transféré la légitimité, du moins théoriquement, au peuple. C'était relativement assez facile car le califat n'avait pas de base strictement religieuse et le pouvoir de la plèbe était reconnu du moins à travers le droit de révolte contre le prince impie.
Aujourd'hui, nous avons des systèmes mixtes où la souveraineté est soit partagée entre le monarque et la umma (en totalité ou en partie) dans les régimes monarchiques, soit confiée au peuple dans les républiques mais usurpées par les dictatures. Le vrai problème se situe à mon avis sur deux plans : le premier est l'autoritarisme qui confisque le pouvoir du peuple ; le second est le populisme religieux qui accepte le transfert du pouvoir au peuple mais refuse que l'État puisse légiférer dans les questions déjà réglées par la charia. Entre autoritarisme et minimalisme procédural, le peuple perd en souveraineté ce qu'il concède à Dieu. L'Iran est un bel exemple : le peuple vote mais la hakimyya (la souveraineté) est divine.

Quand on parle de démocratie ou des droits de l'homme, on parle souvent des spécificités du monde arabo musulman. Considérez-vous que le concept de laïcité exige une acception différente, une définition autre dans le monde arabo-musulman ?
Vous dites bien le monde arabo-musulman, plus précisément le monde arabe car les pays de tradition non arabe semblent mieux s'accommoder de la démocratie quoiqu'elle soit procédurale et non libérale (« illiberal democracy ») : une vraie démocratie est libérale et séculaire, c'est-à-dire considérant que tous les individus sont libres et égaux devant la loi. Même la Turquie est apostrophée sur le non- respect de ces valeurs par l'Union européenne.
Nous y sommes : ce qui manque au monde arabe c'est plutôt un consensus autour de ces valeurs ; ce qui fait que les uns craignent une démocratie qui risque de déboucher sur une théocratie et les autres refusent que l'État soit séparé de la religion. En fait nous n'avons pas besoin d'une théorie métaphysique de la liberté ou de réinventer un concept de la laïcité, un stock de libertés conventionnelles données à tous suffisent pour faire des droits de l'homme la base d'une société juste. Mais j'avoue que les choses sont plus faciles à dire qu'à faire. Prenons l'exemple de l'éducation religieuse : faut-il dispenser un enseignement purement sécularisé ? Si oui, il faudra bien que des agences privées prennent en charge l'éducation religieuse. Autre exemple : la gestion des mosquées : faut-il nommer les imams ? Si non, rien ne garantit que la communauté des fidèles ne soit pas abusée par des radicaux...

Comment jugez-vous les expériences étatiques de la Turquie et de la Tunisie ?
Comme je l'ai déjà dit, les deux pays appartiennent à deux types d'État différents : la Turquie assume une laïcité positive tandis que la Tunisie fait de l'islam la religion de l'État. Les trajectoires sont différentes mais se rejoignent. Historiquement, la Tunisie est le seul pays à avoir édicté des tanzimat (1857), des réformes inspirées de l'édit turc (1839) reconnaissant l'égalité de tous indépendamment des confessions et le premier pays à éditer une Constitution (1861) même avant la Turquie (1875). Les deux documents tunisiens édités par le monarque ne font aucune référence à la religion d'État. Plus tard, Atatürk a imposé une laïcité pendant longtemps gardée par deux institutions : l'armée (repêchant la laïcité en 1961, 1970 et 1980) et la Cour constitutionnelle (interdisant le parti islamiste en 1971 et 1998).
Bourguiba bien qu'il ait été tenté un temps par le modèle turc a finalement opté pour une laïcité de l'intérieur, une réforme de l'islam faisant de sa personne le premier mujtahid. Mais il rejoint de facto le modèle turc : il adopte le calendrier universel, il abolit les biens de mainmorte, il dissout les tribunaux religieux et unifie la justice, il fonctionnarise le personnel religieux, il laïcise l'enseignement en intégrant l'université Zeitouna dans le dispositif public, il fait du mufti un « mufti de la république ». Enfin, il adopte le code de statut personnel qui abolit et criminalise la polygamie, instaure le divorce judiciaire libre et égal aux deux sexes... En retour, l'État protège la religion dominante par divers moyens. Mais la Tunisie ne dispose d'aucune institution à même de garder ce laïcat social si bien qu'en cas de menaces, seul le rapport de force entre tous décidera de l'issue de la bataille. Il y a un autre paradoxe : en Turquie, l'embellie démocratique s'est toujours accompagnée d'un regain de religiosité (1950, 1980 et 2000), la dernière en date permettant à l'AKP d'être au pouvoir. On ne saura comment les choses se passeront en Tunisie si jamais elle s'aventurait dans une transition démocratique !

* Hamadi Redissi est notamment l'auteur de L'exception islamique (éditions du Seuil, 2004), considéré aujourd'hui comme un ouvrage de référence.
« Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu », avait répondu Jésus-Christ à une question piégée posée par des pharisiens. Partant de ce principe, de nombreuses théories virent le jour pour expliquer, appliquer ou même combattre le tracé...