Atrocement !
Il paraît qu'il y a des personnes pour qui l'ombre glacée des revenants leur rend à la limite du supportable une présence à des endroits où se sont déroulés de violents combats comme ceux qui ont ensanglanté le Liban, ou un passage par des places reconnues pour avoir été témoins d'atrocités. Pour ces gens, les fantômes qui y errent sans paix sont encore là et continuent à demander justice...
Or si l'attitude des gens envers ces phénomènes oscille entre refus, cynisme et certitude, la science quant à elle s'accorde à reconnaître sans doute aucun la réalité du membre fantôme. En effet, ce terme désigne le fait qu'une personne amputée d'un membre en ressente encore la présence, le plus souvent de façon douloureuse. L'instant du début des sensations n'est ni lié à la sorte de membre amputé ni à l'endroit où l'amputation est faite. Et ces douleurs bien réelles peuvent durer des décennies.
La grâce divine a rendu impossible à l'être humain de se rappeler de la sensation de la douleur. En effet, quiconque essaie de ramener la sensation d'un mal de tête ou d'une rage de dent reste dans l'incapacité de ce faire. On peut bien sûr se souvenir que cet événement a eu lieu, mais la douleur, elle, est partie. Par contre, une sensation émotionnelle peut être retrouvée dans toute son intensité originelle rien qu'en en ravivant le souvenir.
On peut méditer, penser, disséquer à volonté ces observations ; plein d'ouvrages et d'études leur ont été consacrés, et je crains d'avoir épuisé ma science à cet égard. Je me permets simplement cette pensée : si cette grâce divine a voulu que l'on puisse voir effacer le souvenir de la douleur sauf celle engendrée par une émotion ou un membre amputé, même si on ne peut plus s'en servir, on peut par simple déduction comprendre ce que nous pouvons ressentir, proches, famille, parents ou amis, des membres amputés de nos communautés durant la guerre et disparus sans laisser de trace. Car la douleur émotionnelle que nous éprouvons à cause de cette amputation presque vingt ans après la fin (et encore !) des conflits armés demeure aussi intense que le premier jour. Ceux qui ont suivi le terrible épisode du crash de l'avion d'Ethiopian Airlines se souviennent de l'insistance des familles à ce qu'on retrouve les corps des victimes ainsi que de leur soulagement quand une trace d'un cher disparu était identifiée.
Ça fait déjà plus de cinq ans que parents et amis des personnes disparues pendant la guerre ont établi leur sit-in devant une pauvre tente érigée par Solide sur la place Gebran, au centre de notre capitale hantée par les malheurs d'antan. Ça fait plus de cinq ans que diplomates, journalistes et candidats politiques y viennent à l'occasion faire acte de présence, et pour certains en tirer, en temps d'élections, quelque bénéfice au service de leur petite gloire.
Ça fait plus de cinq ans qu'à chaque commémoration, douleurs et larmes fusent brûlantes et déchirantes comme au premier jour. Cette tente a même eu ses propres martyrs, victimes de l'insouciance et du manque de considération du monde qui les entoure et qui refuse de reconnaître la carapace de la solitude amère qui les étouffe.
Manifestations, lettres ouvertes, suppliques, colère, rien ne semble émouvoir une classe politique sclérosée dans sa peur et sa culpabilité. Une classe politique qui refuse sous des prétextes aussi fallacieux que divers de créer cette banque d'ADN tant demandée et qui coûte moins cher qu'un de leurs convois de voitures blindées. Des responsables qui refusent qu'on sonde ces fosses communes dont tant de gens semblent en connaître les lugubres emplacements. Des chefs de guerre vieillissants et qui s'arcboutent dans leur refus de commencer enfin cette tâche ardue de vraie réconciliation nationale.
Il a fallu trente-quatre ans à Chypre pour que le carcan du silence et des menaces plus ou moins sourdes se brise sous les coups de bec répétés de Sevgul Uludag, une journaliste turque établie en zone grecque et obstinée dans la poursuite de la vérité. On a ainsi découvert que des disparus avaient été ensevelis sous des croisements de routes, sous des places publiques, dans des puits abandonnés. L'imagination des hommes est si monotone dans sa cruelle créativité...
Nous aussi avons des disparus : certains étaient reconnus vivants en Syrie et quelques-uns en sont revenus pour raconter ; encore qu'il soit difficile de séparer le vrai du faux quand on écoute tous les témoignages de revenants qui ont défilé devant cette tente pour confier leurs histoires à Solide -, mais tout ne peut être faux. Certains autres auraient été « rendus » alors aux milices de l'époque qui avaient vite fait de les liquider et de cacher leurs dépouilles. Si on veut croire cette version des faits, pas si invraisemblable après tout, la Syrie devrait pouvoir fournir la liste de ces gens et des organisations à qui elles les a livrés pour décider de leur malheureux sort. Nous ne cesserons d'exiger ces informations à ce pays à qui on aspire à accorder un jour notre confiance et avec qui on aimerait pouvoir conjurer les spectres douloureux d'un passé encore proche.
Et puis, enfin, il y a eu beaucoup de disparus à cause des milices locales et des organisations étrangères qui ont saccagé notre pays. Pour ceux-là, on exige une transparence totale et une volonté sans faille de ceux qui prétendent nous gouverner, dans l'établissement de mécanismes clairs et méthodiques pour rechercher et identifier les victimes. Sans cela, on ne le répétera jamais assez, les milices restées en état de semi-hibernation n'hésiteront pas un instant à répandre leur violence, à s'associer à l'étranger contre leurs concitoyens, et à semer de nouveau sans remords la mort et la désolation. Plein d'événements en ont offert ces dernières années de bien sanglants témoignages.
Si certains refusent de frissonner, par foi religieuse ou par réalisme cynique, à la pensée des spectres de victimes de crimes restés impunis, qu'ils soient assurés que la souffrance ressentie reste toujours vive et vivace pour ceux qui n'ont pas retrouvé des parents et amis disparus. Et cette souffrance bien réelle finira par les hanter pour réveiller enfin leurs mauvaises consciences engourdies. Pire encore, si on persiste à rester indifférent à la souffrance de ceux qui sont partis et à qui on a dénié toute justice, qu'on ne s'étonne pas si les enfants de ce malheureux pays devront un jour payer chèrement les crimes de leurs aînés. Et alors, il sera trop tard pour le regretter...