Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde

Qui a « perdu » la Turquie ?

Par Joschka FISCHER*

*Joschka Fischer a été le ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005 ; il a été une figure éminente du Parti vert allemand pendant 20 ans.

Le « non » de la Turquie le mois dernier (associé à celui du Brésil) lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies qui a approuvé de nouvelles sanctions contre l'Iran donne la pleine mesure de la détérioration des relations de ce pays avec l'Occident. Sommes-nous en train d'assister, comme le prétendent certains observateurs, aux conséquences de la prétendue politique étrangère néo-ottomane du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP), prétendant changer de position pour retourner aux racines islamiques orientales du pays ?
Ces craintes sont à mon sens exagérées, pour ne pas dire déplacées. Et quand bien même ce serait le cas, ce serait plus une conséquence de l'accomplissement d'une prophétie de l'Occident que d'un choix politique de la Turquie. En fait, la politique étrangère de la Turquie, qui cherche à résoudre des conflits existants avec les États voisins ainsi qu'au sein de ces États, et son implication active dans la région, est tout excepté en conflit avec les intérêts occidentaux. C'est tout le contraire. Mais l'Occident (l'Europe en particulier) devrait plutôt considérer la Turquie comme un partenaire - et cesser de ne voir en elle qu'un état client de l'Occident. La Turquie est et devrait être membre du G20 dans la mesure où, compte tenu de la croissance rapide de sa jeune population, elle deviendra un État économiquement très fort au cours du XXIe siècle. L'image de malade de l'Europe qui colle à la Turquie n'est déjà plus de circonstance. À la suite de la décision des Nations unies, le secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, avait violemment critiqué les Européens pour avoir contribué à cette rupture par leur attitude vis-à-vis de la Turquie ; le manque de tact de sa franchise a causé une très vive réaction à Paris et à Berlin. Mais Gates avait atteint sa cible.
Depuis le changement de gouvernement entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy en France, et celui de Gerhard Schröder et Angela Merkel en Allemagne, la Turquie a été menée en bateau puis abandonnée par l'Union européenne. Dans le cas de Chypre, en effet, l'UE avait même envisagé de rompre ses engagements précédents vis-à-vis de la Turquie et de modifier unilatéralement les règles conjointement convenues. Et même si les Européens ont maintenu leur décision d'entamer les négociations avec la Turquie, ils n'ont pas fait grand-chose pour faire avancer cette cause. Il aura fallu qu'émerge au grand jour la désastreuse situation des relations turco-européennes pour que l'UE accepte enfin d'ouvrir un nouveau chapitre dans les négociations (ce qui par ailleurs prouve à l'évidence que le blocage était effectivement d'ordre politique.)
On ne le dira jamais assez : la Turquie se trouve dans un cadre géopolitique extrêmement sensible, en particulier pour ce qui est de la sécurité de l'Europe. Le Proche-Orient, la région égéenne, les Balkans occidentaux, la région caspienne et le Sud-Caucase, l'Asie centrale et le Moyen-Orient sont autant de régions où le soutien de la Turquie sera peu ou prou indispensable à l'Occident. Et cela est vrai non seulement en matière de politique de sécurité, mais aussi en terme de politique énergétique s'il faut rechercher des alternatives à la dépendance croissante de l'Europe des réserves énergétiques de la Russie. L'Occident et l'Europe en particulier ne peuvent pas vraiment se permettre d'écarter la Turquie, compte tenu des intérêts en jeu, mais, objectivement, la politique européenne vis-à-vis de la Turquie ces dernières années ne pouvait aboutir qu'à ce genre de rupture. La sécurité de l'Europe au XXIe siècle sera en grande partie déterminée en fonction de ses voisins au Sud-Est - exactement là où la Turquie est cruciale pour les intérêts actuels et futurs de la sécurité européenne. Mais plutôt que de rapprocher étroitement la Turquie à l'Europe et à l'Occident, la politique européenne ne fait que resserrer les liens entre la Turquie, la Russie et l'Iran. Ce genre d'attitude politique est tout à la fois ironique, absurde et manque de discernement. Depuis des siècles, la Russie, l'Iran et la Turquie sont des rivaux régionaux, jamais des alliés. L'aveuglement politique de l'Europe semble cependant ignorer cet état de fait.
Bien sûr, la Turquie est aussi largement dépendante de son intégration à l'Occident. Devrait-elle la perdre qu'elle affaiblirait considérablement sa position vis-à-vis de ses potentiels partenaires régionaux (comme de ses rivaux), malgré sa position géopolitique idéale. Le « non » de la Turquie aux nouvelles sanctions contre l'Iran devrait vraisemblablement s'avérer être une grave erreur, à moins que le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan n'obtienne un réel revirement dans la politique nucléaire de l'Iran. Ce qui paraît cependant tout à fait improbable. De plus, compte tenu du fait que la confrontation entre Israël et la Turquie avive les forces radicales au Moyen-Orient, qu'attend la diplomatie européenne (à la fois à Bruxelles et dans les capitales européennes) ? L'Occident ainsi bien sûr qu'Israël et la Turquie ne peuvent certainement pas se permettre une rupture définitive entre les deux États, à moins que l'objectif recherché soit de maintenir durablement l'instabilité dans la région. Il est plus que temps pour l'Europe d'agir.
Pire encore, si cette apathie de l'Europe est flagrante dans le cas de la Turquie et du Moyen-Orient, cette lamentable situation ne se limite pas à cette seule région. Il en est de même au Sud-Caucase et en Asie centrale où l'Europe, avec l'accord des plus petits pays fournisseurs locaux, devrait fermement poursuivre ses intérêts énergétiques et s'affirmer vis-à-vis de la Russie, ainsi qu'en Ukraine, où elle devrait aussi sérieusement s'impliquer. De nombreux nouveaux développements dans l'ensemble de cette région ont été déclenchés en conséquence de la crise économique et de l'apparition sur la scène géopolitique d'un nouvel acteur, la Chine (un planificateur à long terme).
L'Europe risque de manquer de temps, y compris dans son propre voisinage, parce qu'une politique étrangère active de l'Europe et un engagement fort de l'Union européenne font douloureusement défaut à tous ces pays. Ou, comme l'a déclaré Mikhaïl Gorbatchev, ce grand homme d'État russe de la dernière décennie du XXe siècle : « La vie a sa propre façon de punir les retardataires. »

© Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2010.
Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats.
Le « non » de la Turquie le mois dernier (associé à celui du Brésil) lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies qui a approuvé de nouvelles sanctions contre l'Iran donne la pleine mesure de la détérioration des relations de ce pays avec l'Occident. Sommes-nous en train d'assister, comme le...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut