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Culture - Performance

Arrêts sur images

Au plaisir d'écouter Rabih Mroueh disserter sur les affiches politiques et leurs « habitants », s'ajoutait ce soir-là le bonheur de retrouver le Théâtre de Beyrouth et son charme suranné.

Rabih Mroueh est passé maître dans l’art des conférences-performances. (Sami Ayad)

La lumière jaillit, Rabih Mroueh quitte sa chaise de conférencier. Les applaudissements fusent, il est debout, penchant légèrement le torse vers l'avant, sa révérence à peine esquissée. Certains se lèvent pour ovationner l'artiste. Il est déjà parti. Le spectateur lambda s'ébroue l'intellect, encore sous l'emprise des mots de Mroueh, de son élocution parfaite, de sa manière si particulière de construire des phrases, de narrer ses interrogations à la première personne du singulier. Il faut dire que l'auteur/acteur/metteur en scène/ réalisateur est passé maître dans l'art des « conférences-performances ». Il entame son exposé sur le ton de la confidence, comme s'il s'adresserait à son meilleur ami. Il raconte un fait-divers autobiographique. Souvent drôle. Parfois absurde. Le ton balance entre la figue et le raisin. L'autodérision pointe son nez rouge (de clown ?). Puis, l'ironie devient palpable au premier rang. Au fur et à mesure de la performance, placée sous l'égide de l'association Ashkal Alwane, les remarques de l'acteur prennent du lest. Parfois, sa parole tranche comme un scalpel. Sans anesthésie. Ni Anastasie, d'ailleurs. L'autocensure n'est pas du tout le style de la maison.
Le talentueux monsieur Mroueh disserte aujourd'hui sur « Les habitants des images ». Un titre, dit-il, emprunté, « volé sans la permission de l'auteur », à celui d'un ouvrage rédigé par Mohammad Abi Samra paru aux éditions Dar an-Nahar en 2003. D'une manière bien précise, voire obsessionnelle, Rabih Mroueh parle de l'image habitée. De l'affiche politique et de ses occupants. Cette affiche politique tellement incrustée dans nos espaces urbains qu'elle fait désormais partie de notre culture, de notre folklore. Rien d'étonnant donc à ce que certains aient choisi de s'en servir pour défendre ou imposer leur cause : les choses publiques occupent l'espace public. Les affiches en disent plus long que ce pourquoi elles ont été faites : c'est en filigrane la thèse de Rabih Mroueh.
Sommes-nous dans l'ère de « l'image comme lieu d'habitation ? », s'interroge d'emblée le spectateur.

Hariri et Nasser
Ce sont trois rencontres aux frontières du réel qui auraient inspiré à l'artiste sa nouvelle performance. La première affiche, projetée sur grand écran, représente Rafic Hariri et Jamal Abdel Nasser, « les deux hérauts de la cause arabe », habitant un même espace, celui des jardins du palais de Koraytem. Rencontre improbable du vivant des deux géants, mais qui, et Mroueh en est certain, se sont réellement rencontrés dans l'au-delà. « Le photographe serait lui aussi mort ? », s'interroge-t-il, faussement innocent. Mroueh poursuit, une demi-heure durant, ses divagations mais aussi ses analyses percutantes de l'affiche en question. Relevant, sur son passage, les intentions de son « créateur », le Mouvement des nasseriens libres, pour en tirer des conclusions sur les tiraillements sunno-chiites au Liban.
Deuxième arrêt sur images ayant interpellé l'artiste : une série de portraits affichés dans la banlieue sud de Beyrouth et représentant les martyrs du Hezbollah tombés lors de la guerre de juillet 2006. Avec une rhétorique implacable, Rabih Mroueh dissèque ces images uniformisées de martyrs à qui on aurait coupé la tête pour la coller sur un corps aussi virtuel qu'étranger.
D'autres images de martyrs, appartenant à d'autres partis politiques, relancent le sujet turbulent de la mémoire et de l'histoire officielle de la guerre civile libanaise. L'artiste développe ce faisant une série de questionnements méthodologiques sur la saisie de ces « habitants » si particuliers : qui sont les figurants, comment posent-ils ? Comment s'intéresser aux décors, comment les révéler ou révéler ceux qui les ont façonnés ? Quels plans, quels cadrages, quelle mise en scène adopter ? C'est, à l'évidence, la question de représentation du réel qui est en jeu à travers cette réflexion sur l'affiche politique. Mroueh montre comment l'image permet une double interprétation. Celle empreinte de subjectivisme, de la vision de ses créateurs, et celle, a priori plus implicite, mais observable, des rapports des individus à leur espace, à leur appartenance. Avec les perfectionnements des techniques de Photoshop, les images montrent une réalité de plus en plus imprécise. Il faut donc considérer ces affiches comme des parts de vérités et pas seulement comme étant instructives des vues de leurs auteurs.
Étymologiquement, « habiter » signifie « se tenir ». Les portraits des morts affichés sur les murs ou les poteaux de Beyrouth ne sont jamais nulle part, mais entre les choses, « sans domicile fixe »? Homeless, nos martyrs ? Parfois ils habitent l'image, toute l'image, mais pas rien que l'image...

La lumière jaillit, Rabih Mroueh quitte sa chaise de conférencier. Les applaudissements fusent, il est debout, penchant légèrement le torse vers l'avant, sa révérence à peine esquissée. Certains se lèvent pour ovationner l'artiste. Il est déjà parti. Le spectateur lambda s'ébroue l'intellect, encore...

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