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Législatives : juin 2009 - Tout le monde en parle

La distinction entre majorité parlementaire et majorité populaire

Point n'a été besoin aux démocraties occidentales, ni même au régime libanais ni aux constitutionnalistes d'attendre les élections libanaises de juin 2009 pour dépecer, examiner et évaluer le scrutin majoritaire à un tour. Ses effets, ses avantages, ses inconvénients et ses dérives sont des questions plus que classiques, et dont les réponses sont censées être connues, ne fut-ce que des politiques. Mais voilà qu'à peine les résultats des élections libanaises proclamés qu'ils font l'objet de commentaires de part et d'autre sur l'existence, ou non, d'une éventuelle opposition entre la majorité des sièges gagnés et la majorité des voix obtenues.
Que le mode de scrutin adopté pour les dernières élections législatives au Liban ne soit pas des plus justes au niveau de la représentation populaire est communément admis.
Qu'une minorité, tout en perdant les élections faute d'avoir gagné la majorité des sièges au Parlement, se sente lésée, lorsqu'elle compare le nombre de sièges remportés au nombre de voix obtenues, est humainement compréhensible.
Cependant, il est tout aussi aisément compréhensible de refuser la volonté de jouer sur les dérives d'un mode de scrutin, largement admis par tous les participants avant les élections, pour faire douter de la légitimité d'un pouvoir légalement acquis.
Le mode de scrutin majoritaire à un tour, ou scrutin à la pluralité des voix, consiste à proclamer élu le candidat qui a obtenu le plus de suffrages dans sa circonscription, si le scrutin est uninominal (un seul candidat à élire), ou les candidats qui ont obtenu le plus de voix lorsqu'il y a scrutin de liste (plusieurs candidats à élire).
Si cet article ne prétend pas évaluer le scrutin majoritaire dans son ensemble mais, uniquement, la dissociation qu'il peut, dans certains cas, engendrer entre la majorité populaire et la majorité parlementaire, un aperçu des principaux avantages et inconvénients d'un tel mode de scrutin s'impose.
Le principal avantage du scrutin majoritaire est son efficacité. En amplifiant la victoire de la majorité, il est censé lui assurer une cohérence et une stabilité gouvernementale. En effet, dans un régime parlementaire majoritaire, le gouvernement issu d'une majorité cohérente et stable sera non seulement homogène mais, également, à l'abri d'un vote de défiance et pourra, par la suite, compter sur sa majorité pour faire passer les projets de lois. Un tel avantage, incontestable, nécessite toutefois, selon le grand constitutionnaliste français Michel Troper, un climat de loyalisme dans le fonctionnement des institutions étatiques tel, que la majorité respecte les droits de la minorité et qu'inversement la minorité, dans son combat pour gagner l'opinion publique, n'utilise que les armes compatibles avec la déférence due aux volontés populaires telles que les a fait connaître le suffrage.
Le principal inconvénient du scrutin à la pluralité des voix réside dans sa brutalité (une coalition dans une circonscription remportera 100 % des sièges alors qu'elle n'a pas obtenu 100 % des voix), voire son extravagance. Il est, en effet, notoirement connu que le scrutin majoritaire est indifférent à l'ampleur de la majorité et qu'une minorité au Parlement peut avoir récolté la majorité des voix au plan national. Cette dérive étant inhérente au scrutin majoritaire et étant présumée connue de tous, l'on peut alors légitimement s'étonner de la voir brandie comme une découverte ou un trophée après les élections législatives de juin.
Un savant calcul, entrepris il y a quelques jours, dans ce même journal, a tenté de démontrer que l'hypothèse sur laquelle se base l'opposition pour panser ses plaies est fausse. Il ne s'agira pas dans ce qui suit d'apprécier un tel calcul, ni de débattre sur l'existence ou non d'une différence, suite aux dernières élections, entre la majorité parlementaire et la majorité populaire, mais bel et bien de démontrer combien il serait inutile et dangereux d'avancer une telle distinction, même avérée.

Une distinction inutile
Afin de comprendre l'inutilité d'une telle distinction, il convient de s'attarder sur une double problématique :
1) Est-il nécessaire d'obtenir la majorité absolue des voix (c'est-à-dire plus de la moitié des voix) sur le plan national pour être majoritaire au Parlement ? En d'autres termes, y a-t-il un lien entre le nombre de voix populaires obtenues et l'étendue de la légitimité de la majorité parlementaire ?
Dans la logique du scrutin à la pluralité des voix, on peut obtenir la majorité des sièges sans avoir la majorité absolue des voix populaires, ce qui ne remet pas en cause la légitimité du gagnant, le scrutin majoritaire à un tour n'exigeant pas l'obtention d'une majorité absolue pour gagner l'élection.
Le cas se présente régulièrement en Grande-Bretagne, exemple type d'un régime démocratique. Ainsi, en 1997, le Parti travailliste a-t-il obtenu 63,5 % des sièges alors qu'il n'avait que 43,1 % des voix sur le plan national (le Parti conservateur, quant à lui, avait obtenu 25 % des sièges avec 30,6 % des voix) et, en 2001, il remporta 62,5 % des sièges à la Chambre des communes alors qu'il n'avait que 40,6 % des suffrages exprimés.
On remarque ainsi, d'une part, que sont inhérentes au mode de scrutin à la pluralité des voix à la fois une injustice due à une sous-représentation de la minorité et une efficacité d'action due à une surreprésentation de la majorité et, d'autre part, que la légitimité de la majorité parlementaire ne dépend pas de l'obtention d'une majorité absolue des voix populaires. L'émanation d'une volonté générale stable n'est-elle pas à ce prix ?
2) Si l'on peut être majoritaire au Parlement sans avoir obtenu la majorité absolue des voix populaires, le vainqueur doit-il, pour autant, être toujours majoritaire en nombre de suffrages exprimés ? Peut-il arriver qu'un parti, ou une coalition, soit majoritaire au Parlement et minoritaire en nombre de voix ? Il s'agit, en d'autres termes, de s'interroger sur la nécessité d'une parfaite corrélation entre majorité parlementaire et majorité populaire, et, partant, sur la légitimité d'un vainqueur qui, nonobstant une majorité de sièges au Parlement, s'est vu battre en nombre de voix par son adversaire perdant. De manière plus générale, peut-on remporter les élections sans avoir obtenu la majorité des suffrages exprimés ?
Une telle hypothèse n'est pas improbable dans un scrutin à la pluralité des voix, même si elle est loin d'être fréquente. En effet, on peut sortir vainqueur des élections alors que c'est l'adversaire qui a obtenu la majorité des voix sur le plan national. Le cas s'est présenté dans plusieurs démocraties occidentales tant pour les élections présidentielles, comme aux États-Unis (il s'agit des présidents Hayes en 1876, Harrison en 1888 et G. W. Bush en 2000), que pour les élections parlementaires, comme en Grande-Bretagne où deux exemples ont privé du pouvoir, tour à tour, les travaillistes en octobre 1951 et les conservateurs en 1974.
Même lorsqu'elle se vérifie, une dissociation entre les deux majorités populaire et parlementaire ne remet pas en cause la légitimité du gagnant. La justification est simplement mathématique : il suffit, pour obtenir un pareil résultat, que le perdant ait comptabilisé le plus grand nombre de voix dans toutes ou certaines des plus grandes circonscriptions sans pour autant remporter la majorité des circonscriptions. Peut-on laisser l'ensemble d'un pays à la merci de quelques grandes circonscriptions ? Un autre cas de figure peut également se présenter : une participation massive de l'électorat dans toutes les circonscriptions remportées par l'opposition face à un plus grand absentéisme dans les circonscriptions remportées par la majorité. Est-ce l'écart des voix dans quelques circonscriptions qui doit l'emporter sur les résultats de l'ensemble des circonscriptions ?
En réalité, la logique du scrutin majoritaire à un tour exige de raisonner en termes de nombre de voix lorsque le calcul se fait au niveau d'une circonscription mais en termes de sièges remportés dans toutes les circonscriptions lorsqu'il s'agit de faire le calcul sur le plan national. Il y aurait ainsi deux calculs différents : le premier au niveau de la circonscription, le second au niveau national. La méthode utilisée pour l'un diffère de celle utilisée pour l'autre et aucune ne peut se substituer à l'autre. Quiconque affirmerait le contraire a soit mal compris le fonctionnement du scrutin majoritaire à un tour, soit tente, au prix d'arguments politiques que d'aucuns qualifieraient, un peu rapidement, de populistes, de contourner sa défaite.

Une distinction dangereuse
À supposer que l'on adhère au mode de calcul adopté par l'opposition, mettre l'accent sur la non-concordance entre la majorité parlementaire et la majorité populaire, au lendemain de la proclamation des résultats, est, au vu du pluricommunautarisme libanais, dangereux à plus d'un titre.
Périlleux, tout d'abord, est l'exercice d'attiser, chez l'électorat du camp perdant, un sentiment d'injustice d'autant plus que, à l'heure actuelle, l'appel à l'apaisement devrait être le mot d'ordre et que l'électorat de base n'est pas nécessairement formé aux méandres et savants calculs d'un mode de scrutin. Il n'est aucunement souhaitable de pousser cet électorat à croire, à tort, que la partie adverse lui a subtilisé la victoire par des moyens incompréhensibles donc, dans l'inconscient de cet électorat, suspicieux.
Risqué, ensuite, est le discours politique qui manque de cohérence surtout lorsque la pierre angulaire de ce même discours est la pluralité confessionnelle au Liban. En effet, tout homme politique, par souci d'intelligibilité de ses propos, ne peut se prétendre défenseur de la cohésion entre les différentes confessions, brandir le pluralisme pour exiger un tiers de blocage au gouvernement et finir par avancer, lorsque les résultats des élections ne lui conviennent pas, l'idée que la majorité populaire est en sa faveur d'autant plus qu'un autre calcul - simple cette fois - suffit à montrer que cette majorité découle essentiellement de la participation massive d'une seule confession.
L'heure est à l'apaisement. Des calculs doivent être entrepris ; mais ne nous trompons pas sur la nature de ceux-ci. L'heure n'est pas à la discussion sur les pourcentages, ni au débat stérile sur l'existence ou non d'une concordance entre la majorité parlementaire et la majorité populaire. Il est grand temps, si le mode de scrutin ne convient plus aux parties en présence de le repenser, mais il est grand temps, également, de réapprendre ce que majorité et opposition signifient et de s'interroger, à un moment où cette tâche est plus que primordiale, tant sur l'étendue de la mission d'arbitrage que la Constitution reconnaît au président de la République, que sur les moyens qui doivent être mis à sa disposition pour mener à bien une telle mission.

Lara BOUSTANY
Docteur en droit public de l'Université de Paris II
Enseignante à la faculté de droit de l'Université Saint-Joseph
Point n'a été besoin aux démocraties occidentales, ni même au régime libanais ni aux constitutionnalistes d'attendre les élections libanaises de juin 2009 pour dépecer, examiner et évaluer le scrutin majoritaire à un tour. Ses effets, ses avantages, ses inconvénients et ses dérives sont des questions plus que classiques,...