Libanais de bonne souche, ce qui m'importait au départ était de vivre avec enthousiasme, de réaliser avec ferveur et de jouir de toute chose... avec modération. Jamais je ne me posais la question de savoir si le fait d'être né dans une famille catholique pouvait constituer, pour ma petite personne, un avantage ou un handicap. Je trouvais naturel de faire confiance aux gens, agréable de les fréquenter sans distinction de confession ou d'origine, stimulant, d'avoir des émules à qui faire face.
Pour moi, le Liban était un paradis. Je frayais avec chacun, utilisais le dialecte libanais tout autant que la langue française, et souvent les deux à la fois. Je pratiquais un peu d'anglais et louchais déjà vers l'italien. Que mon copain fut par hasard, un jour, musulman ou druze, un autre, orthodoxe ou chiite, arménien ou israélite, ne me troublait d'aucune façon. Mon goût pour la variété des cultures et des langages me semblait aller de soi, et je vivais cette diversité comme un statut normal partagé par les deux millions de concitoyens que comptait le pays à cette époque-là. Les affinités sélectives guidaient nos comportements et l'exotisme en vase clos que l'on s'échine aujourd'hui à décoder et qui nous file malicieusement entre les doigts.
S'agissait-il d'une formalité à accomplir, d'un achat à effectuer, d'une activité à installer, la règle de la « bonne franquette » tenait lieu de mesure et dictait, à la base, solutions et accommodements. Bref, le sens du devoir autant quotidien que civique avait encore... un sens !
Et lorsqu'il nous était demandé d'aller « aux élections », j'appliquais à la lettre, fier comme un jeune paon, le rituel du tri, que je croyais maîtriser en toute simplicité.
Oh ! Ce n'était ni méchant ni compliqué. En ce temps-là, tout le monde « il était gentil » et je choisissais à volonté et sans ordre précis à la tête au tarbouche sympathique, le fils de famille tout sourire, ou l'arrière-neveu de ma voisine la plus proche.
Plus tard, évoluant avec l'âge, j'ai fini par appliquer consciencieusement les normes de la raison, en votant « pour » untel plutôt que pour tel autre, selon le degré de conviction du candidat par rapport à la patrie, au Cèdre, au bien public, à la culture humaniste et au bonheur d'être libanais.
Je ne me trompais généralement pas. D'autant plus que mes compatriotes, agissant de la même manière, nous avions tout de même la satisfaction de voir, par la suite, aux postes de commande, un médecin à la Santé, un ingénieur aux Travaux publics, un juriste à la Justice et un comptable intègre aux Finances. Bien sûr, les dosages entre partis et confessions s'imposaient par nécessité. Mais les jongleries des chefs obéissaient toujours au culte du droit, de la logique et de la justice. Le savoir-faire libanais scellait ainsi aux yeux de tous ses lettres de noblesse.
Nous n'en étions pas encore aux spectres de l'économie sauvage et aux cauchemars de l'obscurantisme. N'avaient encore apparu sur la scène régionale ni les Nasser, ni les Kadhafi, ni les Arafat, ni les Sharon, ni les Assad, ni les Khomeyni. Personne ne soupçonnait la succession féroce, et ininterrompue depuis lors, des violences, des fumisteries, des idéaux tronqués, lesquels, tous vocables confondus, peuvent se placer aujourd'hui sous un seul label : le terrorisme. Fût-il explosif sur le terrain ou intellectuel au plan des méthodes. Les meneurs du jeu, hélas, auront fini, après un demi-siècle de sataniques disciplines, par éroder puis pourrir nos consciences, nos volontés, nos exigences et, surtout, nos espoirs. Alors, progressivement dépouillé de mes illusions, submergé par la veulerie des uns et des autres, j'ai dû enterrer mon intelligence et ranger ma culture au rancart.
Aujourd'hui, face aux néo-Zorro, coiffés, au choix, du turban noir ou du képi orange, je dois confesser mon abdication, mettre en veilleuse ma conduite d'antan et rejoindre, à mon corps défendant, la stratégie qu'adopte l'accusé innocent : celle d'assurer ma meilleure défense... en attaquant à contre-pied.
Suite aux râles hypocrites des uns, aux accusations démagogiques des autres, suite aux retournements de vestes et aux insultes gueulées à longueur d'émissions télévisées, moi, chevalier preux, sans peur et sans reproche, et contrairement à ma façon première de raisonner, je choisis de voter, le 7 juin, non plus « pour » quelqu'un, mais bien « contre quelqu'un ».
On me dira que je risque de renier mes principes. Je répondrais qu'il y a urgence et qu'en ce qui concerne la terre qui m'a vu naître, c'est de vie ou de mort qu'il est désormais question.
L'option est négative, mais efficace. En bon français, cela s'appelle un « vote de sanction ».
Et je n'y manquerai certainement pas !