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En Pologne, les fantômes du passé s’imposent au présent et au futur - Reportage

En Pologne, les fantômes du passé s’imposent au présent et au futur

Imaginons un débat télévisé entre Sélim Hoss et Fouad Siniora, retransmis en direct par la chaîne officielle. Combien de Libanais le regarderaient ? En Pologne, par contre, le débat entre le « premier Premier ministre du changement » Tadeus Mazowiecki et l'actuel Donald Tusk est considéré comme un événement national.


Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est le Premier ministre actuel qui demande des comptes à celui qui l'a précédé il y a vingt ans, critiquant l'attitude de l'époque à l'égard du régime communiste. Cet événement résume à lui seul le débat politique actuel en Pologne, ce pays qui n'en finit pas de pourchasser les fantômes d'un passé très lourd et très dur, sans doute pour oublier les contraintes du présent et la terrible crise économique internationale qui semble, ici, s'installer pour un long moment... Lueur d'espoir dans le froid hiver polonais : une jeunesse dynamique et pleine de rêves, résolument tournée vers l'avenir et ayant les pieds sur terre. C'est sur elle que repose désormais la responsabilité de dégager la Pologne de ses vieux démons et de l'intégrer totalement à l'Union européenne, à l'heure où le pays célèbre le vingtième anniversaire de la « table ronde » qui a mis un terme au régime communiste.
Vingtième anniversaire de la table ronde, dans un pays coincé entre deux puissants voisins, la Russie et l'Allemagne, et lancement véritable de la table de dialogue national dans un petit pays pris en étau entre ses deux voisins, la Syrie et Israël, les similitudes pourraient sembler nombreuses entre la Pologne et le Liban. D'où l'idée de l'ambassade à Beyrouth d'organiser un « voyage politique » pour une délégation de journalistes libanais.
Le voyage de nuit ne facilite pas le premier contact avec Varsovie où le froid semble geler les cœurs. Mais l'hiver encore très pesant ne parvient pas à dissimuler totalement les charmes de cette ville vaste et étendue, avec ses grands jardins et ses avenues impressionnantes. Le palais présidentiel est au centre de la ville, accessible à tous, à quelques mètres de la vieille ville totalement détruite lors de l'invasion allemande de 1939 et reconstruite à l'identique, selon les plans de l'époque, par le régime communiste. Ce dernier a d'ailleurs beaucoup construit en Pologne, mais rien n'y fait, il reste honni, et depuis que le pays a basculé dans la démocratie libérale, les Polonais n'ont de cesse de régler leurs comptes avec cette période de leur passé.
Au vingtième anniversaire de la table ronde de 1989, qui avait permis la conclusion d'un accord entre les insurgés de Solidarnosc et de l'opposition en général, et le régime communiste du général Jaruzelski, permettant une transition vers la démocratie, la classe politique du pays est divisée en deux camps. Le premier critique l'accord de transition et estime qu'il fallait combattre le régime communiste jusqu'au bout, alors que de toute façon, il allait tomber, et le second considère que cette table ronde a assuré une transition pacifique et a fait gagner du temps au pays tout en faisant l'économie de vies humaines et de violences. Le premier courant est actuellement représenté par le président de la République Lech Kaczynski et son frère, l'ancien Premier ministre, dans le cadre du parti Droit et justice, alors que le second a pour figure emblématique l'actuel Premier ministre et son parti, La plate-forme civique, et son « guide spirituel » est en quelque sorte Lech Walesa. Certains membres du premier camp vont même jusqu'à dénoncer le passé de Walesa lui-même, l'accusant d'avoir eu des liens avec les services communistes. La polémique va bon train, et les médias sont aussi divisés en deux camps, ceux qui prennent la défense de Walesa et ceux qui critiquent sa démarche. Mais les deux camps sont d'accord pour considérer qu'en tant que président, celui-ci n'a pas fait ses preuves et que ses prestations étaient plutôt médiocres. Selon un de ses anciens compagnons, le sénateur actuel Andrezj Wielowieski, Walesa est un homme courageux et un leader charismatique, un vrai nationaliste aussi qui a su prendre les bonnes décisions sans complexe. Mais il n'a pas su être un bon démocrate, et en tant que président, il a plutôt fait le vide autour de lui et il s'est pratiquement disputé avec tous ses anciens partenaires.
Ce vieux compagnon de Walesa raconte que le premier soulèvement avait eu lieu en 1979. Mais les grèves de cette époque avaient fait des morts et avaient été réprimées par le régime communiste dans la violence. Les opposants survivants s'étaient d'ailleurs réfugiés dans les églises et les paroisses, et c'est là que l'Église polonaise a montré sa capacité à résister, jouant un rôle considérable dans l'insurrection, fournissant aux opposants abris et structures, ainsi qu'une aide concrète en leur permettant de publier des journaux clandestins appelant à la révolte. En 1989, le syndicat Solidarnosc avait voulu éviter une réédition de cette répression sanglante, et au lieu de manifester dans les rues, les grévistes avaient décidé d'occuper les locaux des usines dans lesquelles ils travaillaient à Gdansk notamment. Ils ont ainsi contraint le régime Jaruzelski à les reconnaître et à signer avec eux un premier accord, qui leur accordait 30 % des sièges aux prochaines élections.
Le processus de réforme a été ainsi déclenché et a été couronné par la fameuse table ronde. Entre-temps, l'opposition, qui n'était pas encore prête à prendre le pouvoir, a préféré élire le général Jaruzelski à la tête de la nouvelle République pour une période transitoire. À la fin de 1991, le général Jaruzelski a présenté sa démission, et c'est Lech Walesa qui a été élu à la présidence en 1992.
Aujourd'hui, avec le recul, le sénateur estime que l'attitude de l'opposition était la bonne car si le changement avait commencé dans la région, avec l'arrivée au pouvoir en URSS de Gorbatchev et de sa perestroïka, le processus aurait pu prendre beaucoup de temps en Pologne. De plus, il affirme que le général Jaruzelski a eu aussi le mérite de ne pas lancer son armée contre les insurgés.
De son côté, l'évêque de Gdansk, Tadeus Godowski, qui était présent lors des événements de 1989, confirme le rôle important de l'Église polonaise dans le changement du régime politique, avec surtout l'élection du pape Jean-Paul II au Vatican, mais il affirme que désormais, cette Église se contente d'être un témoin et de s'occuper des questions religieuses et sociales. Si elle est intervenue en politique à l'époque, c'est qu'elle considérait qu'il n'y avait pas d'État et qu'elle ne reconnaissait pas le pouvoir communiste. Aujourd'hui, dit-il, elle n'a plus de rôle politique.
La grande fierté des Polonais est donc la réalisation d'une transition pacifique. Aujourd'hui, la Pologne se place résolument dans le camp occidental et se veut totalement libérale. Les Polonais parlent de démocratie, mais précisent qu'il n'y a pas de parti communiste ou socialiste dans leur pays, les citoyens ayant été contraints à coopérer avec le régime communiste sans l'avoir appuyé. Ils ne remettent pas en cause l'alignement politique sur les États-Unis, affirmant que l'acceptation par le pouvoir polonais d'installer le bouclier de missiles américain sur son territoire est une mesure de défense. « Nous avons eu de biens tristes expériences dans le passé. Notre pays a été envahi par les Allemands et par les Soviétiques, et nul n'a cherché à nous défendre. En 1945, les Soviétiques ont été accueillis le premier jour en libérateurs, mais dès le lendemain, ils ont opéré des rafles pour pouvoir installer un régime qui leur était acquis, et la résistance polonaise a fait les frais de l'accord de Yalta. C'est pourquoi nous estimons aujourd'hui que l'installation des missiles américains vise à nous protéger d'une éventuelle menace », expliquent les personnalités rencontrées.
Dans l'esprit des Polonais que nous avons rencontrés, la Russie reste une menace, alors qu'avec les Allemands, les relations se sont largement améliorées, d'autant que la Pologne a intégré l'Union européenne et que dans quelques années, elle devrait entrer dans l'espace euro.
L'Europe, avec ses espaces ouverts, est d'ailleurs ce qui intéresse plus les jeunes du pays, qui se sentent peu concernés par le débat politique actuel. Soucieux de construire leur vie, ils pensent plutôt à trouver un emploi, à faire des enfants auxquels ils pourraient assurer un niveau de vie décent et se concentrent sur les nouvelles opportunités offertes par l'ouverture des frontières entre les pays de l'Union. Il faut savoir que la crise économique est très forte en Pologne. Le chômage a atteint 10,5% depuis l'éclatement de la crise mondiale, et le taux de change de la monnaie nationale, le zloty, a baissé de 3,6% par rapport au dollar américain. D'ailleurs, il est instable. De même, le salaire minimum est de 1 500 zlotys par mois, alors qu'il en faut au minimum 3 000 pour vivre décemment dans les banlieues de Varsovie.
C'est pourquoi les jeunes sont à la recherche de nouveaux horizons professionnels. Un groupe d'étudiants dans la section islamique de l'Université de Varsovie ont choisi de créer un sit Internet
www.arabia.pl pour donner des informations sur le monde arabe et islamique, traduire des articles. Intéressés par cette région du monde, ils se destinent plus tard au journalisme ou à des carrières dans la communication, brisant ainsi le repli traditionnel polonais sur soi ou sur ses problèmes. Curieux, pleins de vivacité, ils donnent une autre image de ce pays qui, en plein hiver, a des allures austères et pesantes comme si le poids du monde alourdissait encore ses épaules.
Si, par certains côtés, la Pologne ressemble au Liban dans son combat permanent pour son identité, son histoire complexe et chargée de guerres et de changements géographiques ainsi que sa situation géographique au Nord de l'Europe lui donnent une vague atmosphère de tragédie, qui la démarque du Liban, où, malgré tout, la frénésie de vivre dépasse tous les clivages.
Avec ses jeunes, c'est toutefois un nouvel avenir qui s'ouvre devant la Pologne, avec des problèmes modernes où l'économie reste le principal souci...
Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, c'est le Premier ministre actuel qui demande des comptes à celui qui l'a précédé il y a vingt ans, critiquant l'attitude de l'époque à l'égard du régime communiste. Cet événement résume à lui seul le débat politique actuel en Pologne, ce pays qui n'en...