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Actualités - OPINION

La toute-puissante faiblesse

La perverse guerre en cours à Gaza sonne comme un disque rayé. Malgré le sentiment de scandale, bien légitime, face à la tragédie qui s’abat sur les Palestiniens et face aux courtes vues des autorités israéliennes, occidentales et arabes officielles, essayons de comprendre l’absurdité du déséquilibre des souffrances et analysons la situation sous un nouvel angle : celui de la défense d’Israël, un argument en partie fondé mais qui, gonflé, justifie la barbarie des ripostes face aux tirs de roquettes. Cette obsession de la menace encourue est alimentée, à notre avis, par la théorie de l’unicité de la Shoah selon laquelle l’extermination des juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale est un fait unique et inexplicable. Unique dans son intensité et sa « systémicité », inexplicable par sa monstruosité et le cadre dans lequel il a eu lieu (l’Allemagne, un des pays les plus avancés au monde, au point de vue culturel, scientifique, économique). Le but ici n’est pas de confirmer ou d’infirmer cette théorie et nous laissons cette tâche aux historiens compétents. Ce qui nous intéresse, et nous inquiète autrement plus, est la répercussion que nous en voyons sur le sentiment de vulnérabilité d’Israël face à ses voisins et à une opinion publique mondiale de plus en plus hostile. La violence avec laquelle l’armée réagit et le motif de la sécurité du pays indiquent que la perception de la menace, fondée mais jusqu’à un certain point, est devenue une idole toute-puissante au nom de laquelle toute victime collatérale est secondaire. Et elles sont nombreuses, côté palestinien. Or, qu’est-ce qu’une idole ? C’est un faux dieu créé par l’homme, à son image et selon son désir. C’est une cause qui détruit ce qui s’y oppose et qui finit même par manger ses propres créateurs. L’idole signifie en définitive que l’homme est sa propre référence, qu’il est la mesure du bien et du mal. Celui qui a créé son faux dieu, pour peu qu’il soit puissant, aura tout pouvoir sur ses voisins et pourra leur nuire au motif qu’ils ne reconnaissent pas son dieu. Tout opposant ou adorateur d’un dieu différent est anathématisé. Pis, il est déshumanisé. N’est-ce pas précisément ce que l’on voit advenir à Gaza ? Le déluge de feu, la disproportion « défensive » de Tsahal, au-delà d’un souci de défense compréhensible, n’est-elle pas la conséquence d’une déshumanisation du vis-à-vis ? On le traite de terroriste et le Hamas présente effectivement un danger. Mais notre faux dieu nous intime de ne pas voir les causes de sa délinquance. Les mille restrictions, l’humiliation, le blocus, les colonisations ne sont rien à ce qui est destitué de son humanité. C’est en ce sens que l’idole, inhumaine, déshumanise. Autre caractéristique d’une idole : elle est inconsciente d’être une idole. Cela est évident lorsqu’on entend les pieuses remontrances de nos dirigeants occidentaux qui imputent en priorité au Hamas la destruction actuelle. Persuadés de leur vertu et de leur neutralité, mais craignant également de déplaire à des segments de leur opinion publique, ils affichent leur bonne volonté, sûrs de leur bon droit qui n’est que le droit du plus fort. Quant aux raisonnements des autorités israéliennes, on est frappé d’en voir l’imparable logique et un certain bien-fondé, mais évoluant dans un univers plus ou moins abstrait, à notre sens, où l’on a du mal à séparer la perception de la réalité. La philosophe juive Simone Weil (1909-1943) a écrit une phrase extrêmement forte : « Le faux dieu change la souffrance en violence. Le vrai dieu change la violence en souffrance. » En l’occurrence, le faux dieu, la toute-puissante faiblesse israélienne perçue change sa propre souffrance en violence. Même mécanisme du côté palestinien, mais en plus petit parce que les moyens pour y arriver sont bien moindres. Et cette déshumanisation est contagieuse. On rapporte ainsi que le philosophe Diogène, invité à un repas mais assigné à une place humiliante, s’était fait jeter un os par le maître de la maison. Impassible, il le prit de sa gamelle et le grugea. Pis il se leva et, calmement, se dirigea vers le maître, se déboutonna pour uriner sur celui-ci, furieux. Sa réponse, imperturbable : « Tu m’as traité en chien, je me comporte en chien. » Logique. L’idolâtrie israélienne de sa propre faiblesse, jointe à des capacités militaires inouïes, fait que les Palestiniens sont traités comme des chiens, pour reprendre l’image. Mais, au-delà du scandale de cette situation, on s’étonne que presque personne, parmi le personnel politique occidental, israélien et arabe, ne raisonne au-delà des concepts et du calcul stratégique militaire. Les Palestiniens, et par extension, une partie croissante du monde arabo-musulman, en plein boom démographique, sont en train de se construire une contre-idole beaucoup plus forte et inquiétante sous la forme d’un islamisme rigoriste et pur. Beaucoup plus forte parce qu’on meurt, à tort ou à raison, pour dieu alors qu’on meurt moins pour une démocratie parlementaire ou un confort matériel. Et les « boucliers humains du Hamas », si cette interprétation israélienne est valable, mourront en dernier signe de cohésion. Cette contre-idole, on va la voir fleurir en toute beauté et en toute jeunesse dans nos démocraties qui, si elles ont une politique extérieure penchant davantage en faveur d’Israël, n’en sont pas moins multiculturelles sur le plan intérieur. Nourrissant un islamisme – déjà solide – par leur attitude, elles vont l’encourager à l’intérieur par le multiculturalisme. Quant aux Palestiniens, ayant presque tout perdu, ils réagiront comme des animaux hors de toute loi humaine. La crainte israélienne aura été autoréalisatrice : l’idole déshumanisante se retournera contre ses créateurs et ses adorateurs. Il est à craindre qu’Israël, ayant connu pendant des siècles un destin tourmenté, ne renoue avec celui-ci, ne serait-ce qu’en partie. À force d’être l’objet d’une attention diplomatique aussi vaste que vaine et de souligner sa situation exceptionnelle, tout en cherchant paradoxalement une normalité, il risque de retrouver cette position douloureuse. Quant à la protection états-unienne infaillible, elle n’est pas une garantie à vie. Critiquer Israël pour cela n’est pas de l’antisionisme. C’est une critique, comme pour tout autre pays, un point c’est tout. Par ailleurs, et contrairement à ce que certains avancent, l’antisionisme n’est pas une forme cachée, acceptable de l’antisémitisme. Car si cela était, ce rapprochement ne voudrait-il pas dire, en toute logique, que l’antisémitisme n’est pas seulement une maladie chrétienne ou musulmane, mais qu’il a aussi une cause que personne n’ose nommer ? Espérons pour Israël, pour le monde arabo-musulman et l’Occident que cet aveuglement autodestructeur sera stoppé à temps, et qu’au Proche-Orient, les voix en faveur de la paix reprendront le dessus. Jean-Philippe TROTTIER Montréal, Canada
La perverse guerre en cours à Gaza sonne comme un disque rayé. Malgré le sentiment de scandale, bien légitime, face à la tragédie qui s’abat sur les Palestiniens et face aux courtes vues des autorités israéliennes, occidentales et arabes officielles, essayons de comprendre l’absurdité du déséquilibre des souffrances et analysons la situation sous un nouvel angle : celui...