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Actualités - CHRONOLOGIE

Histoire « La République de Chéhab » : de l’éthique à l’État de droit

Jeanine JALKH Au lendemain de l’indépendance de 1943, la mise en place et la consolidation de l’État de droit se sont imposées non sans difficultés grâce à une philosophie et une éthique connues désormais sous le nom générique de « chéhabisme ». Tel est le thème principal de l’ouvrage que vient de publier notre confrère Nicolas Nassif, qui, sur une requête de la Fondation Fouad Chéhab, a voulu ressusciter à la mémoire des Libanais toute une série de leçons enseignées par l’histoire du chéhabisme que l’auteur résume en trois points : « Le concept de l’État et ses fondements, celui du développement et de la justice sociale, enfin le principe de la neutralité d’un Liban à l’équation fragile, dans un environnement en perpétuelle ébullition. » Trois enseignements, qui ont d’autant plus de valeur de nos jours que l’emprise du communautarisme est de plus en plus forte, les institutions quasi paralysées, le développement absent et la polarisation politique, interne comme externe, à son paroxysme. Le choix du titre est d’ailleurs percutant : « La République de Fouad Chéhab » relate toute cette période historique au cours de laquelle le chef de l’armée et, par la suite, président de la République a réussi, pour la première et dernière fois d’ailleurs dans l’histoire du pays, à jeter les fondements d’un véritable État de droit qui s’inspire des démocraties occidentales, un État qui se veut réformiste, stable et équitable envers ses citoyens. Une tentative qui s’est évanouie avec son départ, aucun de ses successeurs n’étant parvenu après lui à prendre le relais pour poursuivre et parachever l’édifice mis en place. Couvrant toute la période de son accession à la tête de l’armée jusqu’à sa prise de fonctions à la première magistrature, l’auteur dresse le portrait de l’homme qui a su jongler entre le poids du confessionnalisme et la complexité de l’équation régionale, tout en s’obstinant à entamer le difficile chantier de la construction de l’édifice étatique et de ses institutions. C’est ce qui ressort en tous les cas de cet ouvrage de 600 pages dans lesquelles l’auteur nous conduit dans les coulisses du pouvoir et du processus de prise de décision du temps du chéhabisme, passant en revue les différentes crises que devait affronter le commandant en chef de l’armée et le président qu’il fut par la suite, ayant toujours présent à l’esprit la fragilité de ce pays et la difficile synthèse entre le pouvoir des chefs féodaux ou leaders communautaires, et celui de l’État. « Fouad Chéhab avait devant lui deux options uniques : un coup d’État militaire, qui était un choix particulièrement dangereux, ou une adaptation à la classe politique qui prévalait. C’est pour ce second choix qu’il a opté », explique l’auteur, qui relate, sur plusieurs chapitres, comment Fouad Chéhab a tenté de composer avec les grands pôles politiques sans jamais compromettre le rôle des institutions. Fondé sur des archives de l’époque, des entretiens et témoignages inédits de plusieurs personnalités et responsables militaires qui ont côtoyé Fouad Chéhab, le récit que livre Nicolas Nassif est d’autant plus étonnant que les problématiques posées dans les années 40, 50 et 60 restent à ce jour exactement les mêmes. « Seuls certains acteurs ont changé », dit-il. On en retient notamment le rôle délicat d’une armée qui reflète dans sa composition la mosaïque confessionnelle de la population et le jeu d’équilibriste auquel s’était livré son commandant en chef. Soucieux de ne pas l’impliquer dans les conflits communautaires internes, Fouad Chéhab avait une obsession : éviter de risquer la fragile unité de l’institution militaire, comme cela s’est vu par exemple lors de la montée de l’opposition au président Béchara el-Khoury et son refus en tant que commandant en chef de l’armée d’envoyer ses unités pour réprimer les détracteurs d’un régime qui, au fil du temps, avait épuisé sa légitimité. C’est le même scénario et la même attitude du commandement de l’armée dont on témoignera d’ailleurs au cours de la révolte de 1958 face à Camille Chamoun, que l’auteur reprend dans des détails très révélateurs de l’esprit chéhabiste. La problématique de l’adversité interchrétienne – entre Béchara el-Khoury et Émile Eddé, puis plus tard entre Camille Chamoun et Fouad Chéhab lui-même, et les divergences en termes de politique étrangère et de vision d’avenir notamment – rappelle à plusieurs égards les dissensions interchrétiennes qui ponctuent actuellement la scène libanaise à la manière d’un leitmotiv lassant. Autant de discordes et de désunion qui mettent en exergue ce que l’auteur appelle « la trilogie indissociable » de l’équation libanaise, à savoir une vision et un plan clairs en politique étrangère bénéficiant du soutien des Libanais, une condition sine qua non à l’entente interne et par conséquent à la stabilité. « C’était d’ailleurs le seul chef d’État libanais à avoir une clairvoyance en politique étrangère. Aucun autre président n’a su gérer ce dossier après lui », assure l’auteur. C’est également le seul qui a épargné à la scène interne les répercussions néfastes des crises politiques sur le fonctionnement des institutions et sur l’État dans son ensemble. « Du temps de Fouad Chéhab, les crises internes devaient être jugulées dans le cadre des institutions et du jeu institutionnel, mais jamais dans la rue », rappelle Nicolas Nassif. Pour l’auteur, les enseignements majeurs que l’on peut tirer du chéhabisme – l’unité nationale et celle de l’armée par-delà toute considération, l’indépendance de la politique étrangère de toute ingérence extérieure, le refus catégorique de l’alignement sur un axe régional précis, et enfin la culture de l’État providence illustrée par des projets de développement touchant les régions les plus reculées du pays – sont autant de leçons qui restent valables jusqu’à ce jour. « En ce faisant, et en octroyant aux populations de ces contrées des services tels que l’électricité, l’eau, l’hospitalisation et autres besoins vitaux, Fouad Chéhab avait espéré y substituer le pouvoir de l’État au pouvoir des chefs et zaïms communautaires, croyant pouvoir propulser avec le temps une nouvelle classe de responsables politiques pour réformer le système », soutient le journaliste. Mais quelque louables qu’elles furent, ces réformes ce sont avérées de courte durée, le travail de Fouad Chéhab et de son équipe n’ayant pu être relayé par ses successeurs, et le poids des pouvoirs communautaires ayant fini par engloutir l’État et ses institutions. Autant de vérités éternelles pour le Liban que révèle cet ouvrage riche en faits et en témoignages historiques qui portent dans leur sillage des leçons de vie d’un homme d’État qui, s’il a échoué à convertir le système politique libanais, a pour le moins laissé ses marques en termes de réformes administratives grâce notamment aux organes de contrôle qu’il avait mis en place. De même qu’il a donné à l’armée toutes ses créances et à l’État ses lettres de noblesse, avant de succomber, diront les avis critiques, à la tentation de l’emprise des services de renseignements sur l’appareil de l’État. Pour Nicolas Nassif, les reproches faits au chéhabisme sur ce plan ne sont pas justifiés. « Car, dit-il, les plus grandes démocraties occidentales ne peuvent fonctionner que si elles s’appuient sur des services de renseignements sérieux et en se dotant d’organismes sécuritaires effectifs. » Le débat est en tous les cas ouvert.
Jeanine JALKH

Au lendemain de l’indépendance de 1943, la mise en place et la consolidation de l’État de droit se sont imposées non sans difficultés grâce à une philosophie et une éthique connues désormais sous le nom générique de « chéhabisme ».

Tel est le thème principal de l’ouvrage que vient de publier notre confrère Nicolas Nassif, qui, sur une requête...