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Actualités - OPINION

Fuites en avant au Proche-Orient

« Beaucoup d’hostilité, notamment dans la vie internationale, est due à l’incompréhension ou au flou résultant d’une tendance très répandue à imaginer que ce qu’il y a dans les esprits est absolument conforme à ce qu’il y a dans la réalité ou du moins à ce que certains peuvent en percevoir. » Nasr Abou Zeid, théologien égyptien « Ah ! Si les choses étaient si simples, s’il y avait quelque part des hommes à l’âme noire se livrant perfidement à de noires actions et s’il s’agissait seulement de les distinguer des autres et de les supprimer ! Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur ? » Alexandre Soljenitsyne, romancier russe Comment aborder la situation qui prévaut au Proche-Orient dans sa décourageante et enrageante complexité sans tomber dans le piège, tendu de part et d’autre, de la diabolisation de chacune des parties ? Comment démêler l’écheveau des intérêts économiques, stratégiques, hydrauliques, pétroliers, nucléaires ou des revendications historiques qui composent la mosaïque de cette région du monde ? Et surtout, comment ne pas comprendre qu’au-delà de la tragédie libanaise de l’été 2006, ce pays est le théâtre, l’aboutissement de l’affrontement de deux cancers imaginaires arc-boutés l’un contre l’autre et nécessaires l’un à l’autre selon une dynamique aussi perverse que rigoureuse ? Pour emprunter à la géologie, le Liban est cette zone de rencontre entre deux plaques tectoniques qui, se frottant l’une à l’autre, provoquent des séismes dévastateurs pour le pays. Ces deux plaques ne peuvent se rencontrer que sur un terrain mou, mal défini, et le Liban est en l’occurrence un pays où l’appartenance communautaire prime sur l’appartenance à un État faible, où l’on est chrétien, druze, chiite ou sunnite avant d’être libanais, ce qui autorise toutes les alliances, contre-alliances et fractures possibles. Le Hezbollah, véritable État dans l’État, fonctionnant en parallèle avec ses quatorze députés élus et deux ministres, en est l’illustration. Le fameux « wilayat al-faqih » fait qu’il dépend d’un guide religieux suprême chiite pour toute question stratégique ou touchant la guerre et la paix, vraisemblablement l’ayatollah iranien Khamenei. Ce qui s’est passé en 2006 s’est ainsi fait sans le consentement du gouvernement libanais. Le prétexte était offert à Israël sur un plateau d’argent pour exercer une riposte dont la démesure a été condamnée presque universellement. Laissons donc à la géopolitique les arguments avancés inlassablement dans les analyses des journaux et voyons plutôt les deux cancers imaginaires en cause. Le premier est israélien, encouragé sans réserve par une administration américaine influencée par le lobby pro-israélien et l’évangélisme chrétien (si l’on en croit le courageux rapport de John Mearsheimer, professeur émérite de science politique à l’université de Chicago, et de Stephen Walt, professeur émérite de relations internationales à la Kennedy School of Government de Harvard). Le second est islamiste, nourri par les souffrances sans nombre et sans fin des Palestiniens et les ambitions de la résurgence chiite orchestrée par l’Iran. Les facteurs géopolitiques sont certes essentiels, mais ils exacerbent autant ces cancers qu’ils dictent les prises de position. Autant dire que le diagnostic et le traitement de la maladie sont vitaux et passent devant l’économique et le stratégique. Ainsi, Israël met de l’avant son droit à la terre que lui a promise Yahvé, un dieu avec qui il a scellé une alliance d’une force, d’une vitalité et d’une intimité inimaginables. Un dieu jaloux qui l’adore, qui l’a choisi pour s’annoncer, mais qui punit son « peuple à la nuque raide », selon l’expression du livre de l’Exode, pour ses transgressions périodiques. Peuple de la prophétie et de l’espérance qui a reçu la révélation du Dieu unique par Abraham, renforcée par Moïse (ou Akhénaton, en Égypte ?). Peuple qui opte tantôt pour la lourde responsabilité de répandre la bonne nouvelle au monde entier, tantôt pour le maintien du dangereux privilège de l’exclusivité de la parole divine, ambivalence qui s’est répercutée sur les premiers chrétiens qui se demandaient si la conversion chrétienne ne concernait que les juifs ou les gentils également. Appel à l’universel, à ce qui est grand et noble, au progrès, à la justice sociale ici-bas ou sentiment d’appartenance à un club privé inaccessible, unicité de la souffrance et sanctuarisation de l’identité. Ce droit du peuple d’Israël est soutenu sans réserve par la droite évangéliste chrétienne américaine arrivée au pouvoir dans les valises de Bush fils (et par l’administration depuis la guerre de 1967). Celle-ci croit dur comme fer au retour du Messie et qu’il faut donc qu’Israël soit fort pour permettre cette venue (qui préludera à la conversion définitive des juifs, détail que l’on ne crie pas trop fort mais qui est potentiellement explosif). Face à ce projet, les musulmans et, ne l’oublions pas, les Palestiniens chrétiens, sont considérés comme quantité négligeable dans le dessein si vaste et si noble de Dieu. On ne peut donc pas empêcher la nécessité historique et ses victimes collatérales doivent accepter de passer au hachoir pour le bien général. C’est une pensée millénariste. On comprendra ici que le cancer en question n’est pas dans le dessein divin concernant Israël mais dans son absolutisation imaginaire et son application trop simplement immanente et politique. Rappelons ici que le sionisme, avant la Seconde Guerre mondiale, était loin de faire l’unanimité, notamment chez certains juifs ultraorthodoxes qui y voyaient une intrusion inacceptable à la venue du Messie. Un poète et juriste, Jacob Israël de Haan, en paiera le prix en 1924 aux mains de la Hagannah, dans ce qui est considéré comme le premier assassinat politique de la région. Mais, comme il fallait s’y attendre, ces victimes collatérales mais nécessaires servent de ferment au second cancer qui répond au premier : le Hezbollah chiite allié à une Syrie qui n’a jamais vraiment abandonné son idée de Grande Syrie englobant le Liban, et à l’Iran. C’est le fameux croissant chiite qui va de l’ouest de l’Afghanistan à Beyrouth en passant par Damas et qui revendique le leadership du risorgimento musulman face aux « croisés sionistes et américains » (et occidentaux par le jeu des alliances politiques). Un leadership qui, rappelons-le, n’est nullement du goût des sunnites mais qui capitalise non seulement sur d’imminentes capacités nucléaires iraniennes mais également sur le sentiment généralisé d’humiliation de la rue arabe face à Israël et à la partialité américaine. Cette impuissance se nourrit aussi de la situation économique, éducative et politique calamiteuse (et de la pression démographique de plus en plus forte) de ces sociétés dirigées par des régimes autocratiques et qui sont trop heureux de dévier la colère populaire sur la question israélo-palestinienne. Le terreau est fertile pour un glissement imaginaire qui est, dans ce cas, dans l’exaltation du martyre, de l’honneur tribal, de la volonté d’Allah, d’une grandeur révolue. Autrement dit, dans un ressaisissement islamiste identitaire et purificateur, voire puritain. L’humiliation qui sert de terreau est double : humiliation de l’islam qui a raté son entrée dans la modernité face à un Occident qui a accumulé tous les succès mais qui montre actuellement des signes de fatigue ; humiliation du monde chiite face au monde sunnite. Deux espoirs de revanche, donc, sur le même nœud de focalisation. Ainsi s’opposeraient d’un côté la liberté, la démocratie, la richesse, la loi, l’organisation et de l’autre le martyre, la charia, la pureté du juste, l’honneur tribal et la volonté d’Allah. Mais l’essentiel ici est de comprendre que ce qui compose le bagage conceptuel d’un camp est totalement inopérant dans l’autre, d’autant moins qu’il est érigé en absolu. Israël est ainsi plus pur car c’est une démocratie où les idées sont débattues (que dire alors du Liban qui est aussi une démocratie ou encore du Hamas, élu démocratiquement dans les territoires occupés ?). Le Hezbollah est plus pur car il possède une dimension – réelle – caritative, un sens de la solidarité sociale, qu’il résiste à l’agresseur sioniste, qu’il est composé de braves et qu’il est ni plus ni moins le parti de Dieu. Ainsi, le fatalisme musulman signifie, aux yeux du voisin, paresse et passivité ; la fureur de discuter ad nauseam israélienne passe, chez autrui, pour de la manipulation séductrice, du mensonge. On ne peut donc comprendre la région en faisant l’économie des milliers de malentendus de part et d’autre. On ne peut non plus ignorer dans cette impasse arabe le poids de l’histoire, les quatre siècles de domination ottomane suivis du partage territorial où se répercute la rivalité franco-britannique, de la décolonisation puis de la guerre froide. L’impossible unité arabe est également une donnée essentielle. Quant à la bourde américano-britannique en Irak qui a vu le mensonge se draper des oripeaux de la vertu et du combat du bien contre le mal, elle n’a fait que renforcer les deux axes ennemis : Téhéran-Damas (+ l’Irak à dominante chiite) et Jérusalem-Washington. Les seconds refusant de dialoguer avec les premiers, le seul terrain de contact par défaut est le Liban, affaibli par sa fracture communautaire. Jean-Philippe TROTTIER Montréal - Canada
« Beaucoup d’hostilité, notamment dans la vie internationale, est due à l’incompréhension ou au flou résultant d’une tendance très répandue à imaginer que ce qu’il y a dans les esprits est absolument conforme à ce qu’il y a dans la réalité ou du moins à ce que certains peuvent en percevoir. »

Nasr Abou Zeid, théologien égyptien

« Ah ! Si les choses...