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Actualités - REPORTAGE

Histoire Pour que l’ « holodomor » ne se reproduise plus

Antoine AJOURY L’Ukraine commémore le 75e anniversaire du processus d’« extermination par la faim » que sa population a subi en 1932 et 1933 sous le régime stalinien. L’Ukraine se prépare à commémorer en grande pompe le 22 novembre le 75e anniversaire de « l’holodomor » (« l’extermination par la faim » en ukrainien), qui a frappé le pays en 1932-1933. « Malheureusement, peu de gens savent ou ont entendu parler de l’holodomor », s’indigne d’emblée l’ambassadeur ukrainien au Liban, Borys Zakharchuk. « Pourtant, la commémoration de l’holodomor est très importante non seulement pour la société ukrainienne, mais également pour le monde », ajoute-t-il. Cette page sombre de l’ère stalinienne a fait entre sept et dix millions de morts. « On parle souvent de sept millions de morts liés directement à la famine, dont trois millions d’enfants. Et on envisage près de trois millions de morts indirectes », explique le diplomate ukrainien. Le nombre exact de victimes n’est pas connu car « les statistiques n’étaient pas utilisées en ce temps-là, souligne M. Zakharchuk. En 1937, un recensement des citoyens de l’ex-URSS a été organisé. C’est en comparant les résultats de ce recensement à ceux des recensements ultérieurs effectués en Ukraine et au Kazakhstan avec les chiffres des autres républiques soviétiques que l’on a pu estimer le nombre de victimes ». Selon l’ambassadeur, le régime stalinien a en outre essayé de dissimuler ses crimes en cachant le résultat du recensement fait après l’holodomor et qui montre une baisse drastique de la population dans les régions touchées par la famine. Les enquêteurs ont même été fusillés et les documents officiels détruits. « Ces faits historiques ont été catégoriquement niés par le régime stalinien dès le début. Quand les étrangers venaient en ex-URSS, les représentants du régime les emmenaient dans les grandes villes qui n’étaient pas affectées par la famine », raconte le diplomate. Les raisons de l’acharnement de Staline contre l’Ukraine remontent aux années 1920. À cette époque, le régime bolchévique commence à confisquer des terres et à exproprier des familles. « La paysannerie ukrainienne a fortement résisté à cette politique destinée à redistribuer les richesses. Parmi les différentes populations des ex-républiques soviétiques, les Ukrainiens, en grande partie issus des régions rurales, se distinguaient par leur attachement à la propriété individuelle, explique M. Zakharchuk, historien de formation. Au début des années 1930 en Ukraine, des dizaines de milliers de fermes appartenaient à des individus. Et ces unités, ces ménages constituaient la base de la culture agricole du peuple ukrainien. La paysannerie ukrainienne est porteuse de l’idéologie individualiste. » À la même période, les Bolchéviques se lancent dans une grande vague d’industrialisation. « Manquant d’argent, ils décidèrent d’échanger les machines et les équipements industriels achetés contre du blé confisqué notamment en Ukraine, considéré comme le grenier de l’ex-URSS », indique le diplomate. Le processus de collectivisation fut donc imposé par la force. Tout fut mis en commun pour l’intérêt du groupe, sans le paiement d’indemnités. Non seulement les terres, mais également les machines et même les outils nécessaires pour le travail, sans oublier le bétail. En outre, les paysans étaient obligés de travailler pour le « kolkhoz », et toute leur production allait directement à l’État. Le kolkhoz étant, selon la définition de l’Universalis, « un organisme coopératif, réunissant volontairement des paysans en vue de la gestion d’une grande exploitation socialiste agricole fondée sur la propriété sociale des moyens de production et sur le travail collectif ». « L’holodomor visait notamment à contraindre les Ukrainiens à rejoindre les kolkhoz », explique M. Zakharchuk qui ajoute : « Chaque kolkhoz avait l’obligation de fournir une quantité déterminée de blé. Quantité qui allait en augmentant, car les autres républiques soviétiques avaient des carences et ne pouvaient pourvoir aux besoins de Moscou. Dans ces conditions, les paysans ukrainiens ne pouvaient plus produire les demandes requises par le pouvoir central, qui continuait à drainer la production ukrainienne par la force aux dépens de la population locale, par là même dépourvue de son alimentation de base. » Selon l’ambassadeur ukrainien, « les quantités de blé réquisitionnées ne semblaient même pas destinées au pouvoir central, mais à punir les paysans et à les affamer ». Par ailleurs, influencés par le nationalisme ukrainien naissant, certains communistes de Kiev demandèrent plus d’autonomie pour leur pays. Un appel considéré comme une menace pour le pouvoir central à Moscou qui décida de détruire à la source les germes de l’idée nationale ukrainienne. Pour toutes ces raisons, le régime stalinien semblait décider à punir les paysans ukrainiens en les affamant. Les conséquences de l’holodomor sur l’Ukraine furent énormes et dévastatrices. La partie la plus consciente de la population fut exterminée. « Suite à cette tragédie, l’Ukraine a perdu toute aptitude à résister au régime stalinien », dénonce M. Zakharchuk. Par ailleurs, quand il y avait un manque de travailleurs dû à la mort d’un grand nombre de paysans, le régime stalinien les faisait remplacer par des agriculteurs venus de Russie, du Belarus et d’ex-républiques soviétiques. Plus de 117 000 personnes avaient été implantées en Ukraine, fin 1933. « Ainsi, la composition de la population ukrainienne fut considérablement transformée. Une autre conséquence de la famine », ajoute-t-il. Bien que la famine ait touché d’autres pays dans le Caucase, comme le Kazakhstan et la région du Kuban, la majorité écrasante des victimes était ukrainienne. Et ce d’autant plus que le territoire de Kuban, bien qu’étant une région russe, était habité essentiellement par des Ukrainiens. Cette famine a touché presque tout le territoire ukrainien, surtout le centre et l’est du pays. L’historien ukrainien explique par ailleurs que son pays a connu d’autres périodes de famine, notamment en 1923-1924. À cette époque, les Bolchéviques, profitant de la sécheresse, avaient également confisqué le blé ukrainien pour le distribuer à d’autres régions de l’ex-URSS. En 1947, une autre famine, également organisée par le régime communiste, a frappé l’Ukraine. On dénombra près de 500 000 morts. « En outre, toute la période durant laquelle les Soviétiques étaient au pouvoir fut caractérisée par la répression contre la population civile, contre les intellectuels et contre les personnalités politiques », indique M. Zakharchuk. Selon lui, « l’Ukraine n’a jamais dénoncé un pays et n’a pas voulu faire endosser la responsabilité de ce génocide à un peuple en particulier. Kiev tente uniquement de faire la lumière sur la culpabilité d’un régime, en l’occurrence le régime bolchévique ». De fait, le Parti communiste au pouvoir comprenait des représentants de toutes les nationalités dont des Ukrainiens. Des Ukrainiens également présents au sein des unités spéciales responsables sur le terrain de la répression qui a entraîné la famine. Sans oublier le fait que les victimes du régime bolchévique étaient aussi bien russes qu’ukrainiennes, que d’autres nationalités. Ainsi, « la date du 22 novembre a été choisie par le président ukrainien pour commémorer non seulement un, mais tous les holodomors, ainsi que les répressions politiques subies par le peuple ukrainien », explique le diplomate ukrainien. « Nous voulons non seulement que le monde prenne connaissance de la douleur du peuple ukrainien, mais également que ces crimes effroyables ne se reproduisent jamais plus à l’avenir », conclut Borys Zakharchuk. * * * Les étapes de l’extermination par la faim Le film terrible de la grande famine qui a sévi en 1932 et 1933 en Ukraine s’est déroulé sur plusieurs étapes, explique l’ambassadeur ukrainien au Liban, Borys Zakharchuk. « Les Bolchéviques ont d’abord créé des unités spéciales dont le but était de s’emparer du blé stocké dans les maisons ukrainiennes, mais aussi de toute la nourriture emmagasinée par les familles pour leur usage particulier. Plus tard, même le bétail fut confisqué », souligne le diplomate. Pour mieux resserrer l’étau autour des paysans et de leur famille, les villages furent encerclés pour empêcher les habitants de fuir, d’aller chercher de l’aide ou de se faire approvisionner par d’autres villages. « Ainsi assiégés, les Ukrainiens, par millions, sont morts de faim. » Summum de l’horreur, selon des témoignages de l’époque, une grande partie des produits alimentaires confisqués et destinés en principe à être acheminés vers Moscou restaient sur place faute de moyen de transport et finissaient par pourrir. En outre, « les villageois qui tentaient parfois d’emporter des aliments stockés pour nourrir leur famille furent fusillés par les unités spéciales qui gardaient les dépôts », raconte le diplomate ukrainien. La période la plus atroce fut de décembre 1932 jusqu’à avril 1933. Les villageois ont commencé à dévorer des chats et des chiens. Des cas de cannibalisme ont également été observés. Certaines personnes, perdant tout espoir et la raison, mangèrent même les enfants. « Ces faits sont tellement lourds qu’il est encore très dur d’en parler. Mais ce sont des faits historiques. Des villages et des communes entiers ont disparu », affirme avec amertume Borys Zakharchuk. * * * En attendant une reconnaissance internationale du génocide Depuis plusieurs années, l’Ukraine tente de porter l’holodomor à la connaissance de la communauté internationale. Pour rendre hommage aux millions de victimes de la grande famine, mais aussi pour condamner les crimes atroces du régime stalinien et restaurer la justice. Pour l’ambassadeur ukrainien, les Russes ne nient pas l’holodomor, mais ils nient qu’il se soit agi d’un génocide dirigé contre le peuple ukrainien. Or, affirme le diplomate, des documents ont été retrouvés récemment qui ont mis en lumière et confirmé l’existence de l’holodomor, notamment dans les archives de l’ancien KGB. Aujourd’hui, près de 19 pays, dont les États-Unis, le Canada, l’Australie et l’Espagne, ont déjà reconnu le génocide de la faim contre le peuple ukrainien, explique M. Zakharchuk. En 2003, l’ONU a également reconnu et condamné la famine qui a frappé l’Ukraine sans pour autant la qualifier de génocide. En 2007, la 34e Commission générale de l’Unesco, présidée à cette époque par la représentante du Liban, a adopté une résolution dédiée à la mémoire et à la commémoration des victimes de l’holodomor. Enfin, le Parlement européen a adopté, fin octobre, un texte qualifiant de « crime contre le peuple ukrainien et contre l’humanité » la grande famine de 1932-1933, au risque de s’attirer les foudres de Moscou. Les eurodéputés ont également invité tous les pays de l’ex-URSS à « permettre un libre accès aux archives relatives » à cette famine, afin que toutes ses causes et conséquences « soient révélées et étudiées en détail ».
Antoine AJOURY

L’Ukraine commémore le 75e anniversaire du processus d’« extermination par la faim » que sa population a subi en 1932 et 1933 sous le régime stalinien.

L’Ukraine se prépare à commémorer en grande pompe le 22 novembre le 75e anniversaire de « l’holodomor » (« l’extermination par la faim » en ukrainien), qui a frappé le pays en 1932-1933.
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