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Actualités - interview

Interview Liberté de la presse : Doha sans frontières

Rania MASSOUD Clairement désireux de s’imposer comme un modèle dans le monde arabe, le Qatar accueille, à partir du 15 octobre, un centre unique en son genre, dédié à la liberté de la presse et à la protection des journalistes victimes de mauvais traitements. Robert Ménard, qui prendra la direction du Doha Center for Media Freedom (DCMF) après 23 ans passés à la tête de Reporters sans frontières (RSF), explique à « L’Orient-Le Jour » l’importance d’un tel centre dans le monde, et plus particulièrement au Qatar et dans le monde arabe. Q- D’où est venue l’idée de créer un centre pour la liberté de la presse à Doha ? R- « L’idée est née à Bagdad, en octobre 2007, lorsque je m’y étais rendu à la tête d’une équipe de RSF pour venir en aide aux familles de journalistes irakiens tués, pour la plupart victimes d’assassinats ciblés. Je m’étonnais de constater qu’aucun pays arabe n’était véritablement impliqué aux côtés de RSF dans sa mission, bien que la plupart de ces pays soient assez riches pour le faire. Un collègue irakien m’a alors proposé de rencontrer cheikha Moza Nasser al-Misnad, l’épouse de l’émir du Qatar. C’est ce que j’ai fait. La rencontre, initialement prévue pour une quinzaine de minutes, a duré environ une heure. Je lui ai expliqué l’urgence de la situation, soulignant que la protection des journalistes menacés et victimes de mauvais traitements était la moindre des choses. Sa réponse n’a pas tardé : deux jours après, elle m’a annoncé qu’elle en avait parlé avec l’émir et qu’il avait accepté de créer un centre à Doha. » Q- Le centre a déjà accueilli une journaliste afghane menacée dans son pays. Comment fonctionne le DCMF exactement ? R- « L’objectif premier du centre est de venir en aide à tous les journalistes dans le monde entier. L’aide que nous offrons aux médias en difficulté peut être financière. À ce jour, le centre a déjà aidé près de 90 journalistes, dont une vingtaine en Haïti où de nombreux médias ont perdu leurs locaux après la série d’ouragans qui ont balayé le pays. À Djibouti, nous avons aidé un groupe de journalistes somaliens menacés à mettre sur pied une agence de presse bilingue et indépendante. L’aide qu’offre le DCMF peut également être d’ordre sécuritaire. Le centre est disposé à servir de refuge à tous les journalistes menacés ou en danger dans leur pays d’origine. Nous avons à Doha deux maisons, l’une est destinée à accueillir les journalistes femmes et l’autre hébergera les hommes. Et comme le centre a une vocation internationale, nous comptons ouvrir plusieurs refuges à travers le monde. En ce moment, nous étudions la possibilité d’en ouvrir un à Suleimaniya, au Kurdistan irakien. Le centre prodiguera aussi des soins médicaux aux journalistes blessés dans l’exercice de leur métier où qu’ils soient dans le monde. » Q- Le DCMF est en quelque sorte un centre de refuge pour tous les journalistes dans le besoin ? R- « Il n’est pas que ça. Le centre servira également de forum afin de promouvoir le dialogue, d’abord entre le monde arabe et l’Occident, surtout après l’affaire des caricatures, ensuite entre les Arabes eux-mêmes. Car il n’y a pas que les gouvernements qui s’en prennent aux médias, il y a aussi, comme au Liban par exemple, des médias qui s’attaquent entre eux. Le centre de Doha est aussi une sorte d’hommage à tous les journalistes tombés dans l’exercice de leur profession. Il sera doté d’un mémorial et d’un musée dédiés à la liberté d’expression. » Q- Pourquoi avoir choisi le Qatar pour installer ce centre ? R- « Les raisons sont nombreuses. Tout d’abord, il y a peu de responsables dans le monde qui sont prêts, comme cheikha Moza, à s’investir dans la création d’un tel centre. Ensuite, le Qatar est pratiquement le seul pays arabe qui permettrait d’héberger sur son territoire des journalistes de toutes les nationalités, y compris israélienne. Souvenons-nous que l’émirat abrite la chaîne de télévision al-Jazira qui a réussi à bousculer l’image des médias dans le monde arabe. Cette expérience a beaucoup influencé le Qatar et, à mon avis, c’est une évolution très importante dans le monde arabe. » Q- Le Qatar serait-il, pour autant, devenu un modèle pour la liberté d’expression dans le monde arabe ? R- « Évidemment que non. Loin de là. J’ai toujours critiqué le Qatar et je continuerai à le faire tant que la situation de la liberté d’expression n’y est pas satisfaisante. D’ailleurs, RSF a, dans tous ses rapports, épinglé le Qatar pour ses mauvaises lois sur la presse et pour son recours répétitif à la censure. J’en ai d’ailleurs discuté avec cheikha Moza au cours de notre première rencontre et elle s’est montrée très consciente du problème. J’espère que l’expérience du DCMF va influencer le Qatar d’une manière positive et qu’il engendrera le changement nécessaire. » Q- Vous semblez certain que les autorités n’interféreront pas dans les affaires du centre. Quelles sont vos garanties ? R- « Il n’y en a pas. L’émir ne m’a offert aucune garantie. Écoutez, l’affaire est très simple : le jour où les autorités interviendront dans notre travail, je partirai. C’est ainsi que j’ai toujours fonctionné, et je crois que l’émir et son épouse sont familiers avec mes méthodes radicales. » Q- Maintenant que vous allez vous consacrer au centre de Doha après avoir quitté vos fonctions à la tête de RSF, qu’espérez-vous accomplir à travers ce projet ? R- « Le monde arabe est l’une des régions les plus troublées dans le monde et j’ai toujours eu envie de m’impliquer encore plus dans cette région. Nous commençons déjà à enregistrer la naissance de nombreux organismes indépendants. La situation évolue d’une manière significative dans cette région sur le plan de la liberté de la presse, et j’espère créer à travers ce centre une vraie force de journalistes indépendants dans le monde arabe et dans le monde en général. » Q- Vous semblez optimiste. Cet optimisme découle-t-il de votre observation de la région, au niveau des libertés, après 23 ans à RSF ? R- « C’est compliqué. Les chiffres qui nous parviennent sur la liberté de la presse dans le monde arabe sont inquiétants. Regardez l’Irak, par exemple. Mais, en même temps, ces chiffres démontrent aussi que la presse indépendante dans cette partie du monde est en train de s’affirmer. Le Liban bien entendu ne peut pas servir d’exemple car il a été l’un des précurseurs en matière de liberté de la presse au Moyen-Orient. Mais prenez l’expérience du Maroc. La presse dans ce royaume a beaucoup évolué en vingt ans. Bien sûr, la situation est toujours mauvaise, et les autorités marocaines continuent d’exercer des pressions sur les journalistes et d’intenter des procès contre eux, mais ceci prouve aussi qu’il existe une presse libre qui prend forme. La raison pour laquelle on n’entend presque jamais qu’un journaliste a été tué en Corée du Nord est précisément qu’il n’y existe pas de courant indépendant ou de presse libre à réprimer. En Syrie, par contre, bien que de nombreux opposants comme Michel Kilo soient emprisonnés, je sais qu’il existe un mouvement qui souhaite le changement et qui se bat de l’intérieur pour avoir le droit de s’exprimer librement. Je crois que c’est vraiment une question de volonté, une vraie bataille pour la liberté d’expression. »
Rania MASSOUD

Clairement désireux de s’imposer comme un modèle dans le monde arabe, le Qatar accueille, à partir du 15 octobre, un centre unique en son genre, dédié à la liberté de la presse et à la protection des journalistes victimes de mauvais traitements. Robert Ménard, qui prendra la direction du Doha Center for Media Freedom (DCMF) après 23 ans passés à la tête...