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Actualités - OPINION

Psychologues, psychiatres et psychanalystes au chevet du Liban II. - Manipulation de la peur et de la frustration Antoine MESSARRA

Le deuxième complexe du Libanais est celui de la peur (al-khawf) : la peur, en politique, est un agent de mobilisation conflictuelle, surtout dans des sociétés multicommunautaires. Les pionniers de l’indépendance, dont Kazem Solh, Riad Solh, Béchara el-Khoury, Saëb Salam..., le comprenaient à travers le pacte national de 1943. Le terme tam’ana (sécuriser, tranquilliser) les chrétiens, les Libanais... revient souvent dans les documents du pacte de 1943 (voir L’Orient-Le Jour du mardi 26). La peur du minoritaire pour sa position dans le système politique libanais, sa part dans le partage du pouvoir, son exclusion éventuelle, qu’elle soit réelle ou hypothétique, alimente les joutes politiques au Liban. L’attentat terroriste contre le président Hariri, le 14 février 2005, a aussi opéré un traumatisme salutaire en donnant conscience tangible à tous les Libanais que le danger est imminent, général, national et n’épargne aucune communauté. Dans le film du metteur en scène suisse Lorn Thyssen, Labyrinth (2004) sur la guerre au Liban, le professeur universitaire va sur le terrain et s’y implique pour mieux comprendre, non pas au sens intellectuel en scrutant les causes de la guerre ou des guerres au Liban entre 1975 et 1990, mais en allant au-delà de la méthodologie conventionnelle de l’histoire, en vue d’une métahistoire. À la question, au cours d’une conférence publique : « Quelle est la cause de la guerre ? » Le héros saisit le cendrier sur son bureau et répond : « Certains disent que ce cendrier est un complot sioniste. D’autres disent que c’est un complot américain... » À une autre question qui fuse de la salle : « Et vous, que dites-vous ? », il répond : « Moi, je dis que c’est un cendrier ! » Et il lâche au sol le cendrier qui se brise et se fragmente en morceaux, et le bruit de la fracture se confond avec la voix du professeur : « Un complot ! » C’est dire que, quelles que soient les « explications », le résultat est pour tous tragique et convergent : le Liban est un labyrinthe. Tous en danger ! Mais il s’est trouvé encore des politiciens pour manipuler la peur, notamment chez des couches de la population chrétienne. La manipulation a joué à plein dans les années 1975-1990, à travers notamment des rumeurs, des polémiques, innocentes ou coupables (en pratique toujours coupables, car elles méconnaissent les tréfonds psychiques du problème), sur la suppression du « confessionnalisme politique ». Le but des manipulateurs dans la perception politique est de faire peur aux chrétiens, et non nécessairement de remédier à des pathologies du système communautaire. La peur est un sentiment de forte inquiétude, de crainte, d’alarme, de frayeur, en présence ou à la pensée d’un danger, d’une menace. Exode de population, ségrégation communautaire des régions, démarcations... visent à alimenter la peur face à un danger réel, fictif ou amplifié. La raison n’opère plus. Tous les instincts refoulés, même chez les personnes les moins violentes, se confrontent dans une violence effrénée et une recrudescence de violence. Il s’est trouvé, malgré le sursaut national du printemps de Beyrouth (tous en danger : Liban d’abord et enfin !), des politiciens qui manipulent et amplifient le complexe de peur parmi des couches chrétiennes et musulmanes. Dans les milieux chrétiens, entraînés par un populisme rudimentaire, on agite l’« exclusion » (azl), les calculs démographiques... On dramatise le problème de l’application équitable de la parité islamo-chrétienne (« mounâssafa ») dans l’accord de Taëf à la Constitution amendée de 1990. On allègue que c’est bien une alliance politique donnée qui « protège » les régions chrétiennes d’une force militiaire musulmane surarmée. On allègue ensuite, après de lourdes pertes, que c’est grâce à cette même alliance que les « droits des chrétiens ont été récupérés ». Du côté musulman, même exploitation et justification de la peur, qui n’émane pas d’un partenaire interne, mais de l’ennemi, implacable, total, éternel, transcendant..., même si on affirme, parallèlement, qu’une « victoire divine » a été remportée contre lui. Là aussi, on fait jouer la surenchère à l’égard du chrétien, du sunnite collaborateur... La réflexion stratégique sur le problème (exigence certes impérative) est une chose, et la manipulation de la grande peur d’un ennemi éternel, absolu, transcendant relève de la psychologie politique de mobilisation conflictuelle interne. *** Troisième complexe, celui de la frustration (ghubn) : complexe mouvant, suivant les conjonctures, d’une grande minorité à une autre. L’imam Moussa Sadr, qui a créé le Mouvement des déshérités en 1974, Amal (Afouâj al-musqâwama al-lubnâniyya), reviendrait en toute précipitation en voyant la manipulation de la frustration (ghubn) depuis le rétablissement de « l’équilibre » par l’accord de Taëf et la Constitution amendée, depuis le mouvement de « Fidélité à la Syrie » (al-Wafa’ li-Souriyya) et après la date charnière de l’attentat terroriste contre le président Hariri : occupation du centre-ville, blocage des institutions, fermeture du Parlement, vide provoqué au niveau de la présidence de la République... par un courant communautaire. La candeur de couches populaires chiites est manipulée pour justifier une razzia organisée de l’administration publique. On exploite au summum la frustration historique pour laquelle il faudrait non seulement rétablir des droits lésés, mais aussi verser tous les intérêts cumulés durant des décennies. Comme la manipulation de la frustration est payante dans la mobilisation politicienne auprès d’une couche chrétienne non guérie des tourments de la guerre, il se trouve alors des politiciens, avec un paravent d’universitaires, de juristes et d’anciens militants pour les droits de l’homme, qui, malgré les acquis objectifs de Taëf et du printemps de Beyrouth, agitent la frustration : l’exil, la loi électorale bidon de 2000, « l’islamisation » du Liban pour le courant sunnite haririen... * * * Les débats politiques, même académiques, et les joutes télévisées débouchent sur une pollution généralisée et une confusion qui alimente les trois complexes. Au départ, il faut départager entre l’analyse politique objective et les perceptions où l’analyse s’opère en termes de mentalité, de psychologie historique et de thérapie psychique. Logiquement, objectivement, qui, après toute notre expérience, parmi nos proches et lointains voisins, peut donner des leçons aux Libanais, des leçons d’arabité, d’engagement pour la cause palestinienne, de résistance, de lutte contre l’ennemi israélien, et même de démocratie et de gestion, même imparfaite, du pluralisme ? Il y a de quoi nous libérer de nos trois complexes nationaux et de leurs manipulateurs. Qui peut encore dire à un Arménien libanais de la troisième ou quatrième génération, après tous les sacrifices et souffrances endurés, qu’il n’est pas libanais authentique (assîl) ? Qui peut encore dire à des sunnites, depuis l’attentat contre le mufti Hassan Khaled et jusqu’aux attentats terroristes des dernières années, que certains d’entre eux voulaient, en 1920-1943, l’union avec la Syrie ? C’était d’ailleurs au passé, avec un autre Liban et une autre Syrie. Pour guérir le Libanais, il faut une thérapie à travers des études sur l’histoire des mentalités, la psychologie historique, un enseignement authentique de l’histoire et une science politique qui se penche sur les tréfonds de la psychologie politique et les techniques de manipulation. Il y aura alors un espoir, pour la nouvelle génération, que le Libanais soit enfin sans complexe, assagi, politiquement adulte, parfaitement imperméable et immunisé contre les surenchères, toutes les surenchères. La rationalité en politique et l’âge adulte en politique s’acquièrent par l’éducation et par la culture de la mémoire. On passera alors du Liban-trottoir, au sens péjoratif français du terme, avec ses manipulateurs et imposteurs, au Liban-message qui exige des Libanais sans complexe, politiquement adultes. Que faire ? En priorité, il s’agit de distinguer – et même souvent de séparer – entre le problème objectif et les aspects psychiques dont le diagnostic, l’analyse et la thérapie exigent d’autres approches, notamment à travers les médias et des débats télévisés, et dans des recherches, thèses et mémoires qui souvent assurent l’extension des trois complexes, leur perpétuation et leur manipulation au lieu de leur thérapie en tant que phénomènes de psychologie politique. Nombre de problèmes de comportement politique relèvent de la psychologie politique, dont la perception de l’autorité étatique et de la chose publique. Des psychologues s’étaient en général penchés sur les effets de la guerre sur le psychisme. Il s’agit là de psychologie générale qui constitue l’étude scientifique des faits psychiques. La psychiatrie, discipline médicale, va plus loin dans l’étude et le traitement des maladies mentales. Les trois complexes sont bien une maladie, même une épidémie. Dans la vie de la cité. Les problèmes de psychologie historique, d’histoire des mentalités et de mémoire doivent davantage recourir à la psychanalyse politique en tant que méthode d’investigation qui cherche à élucider la signification inconsciente des conduites et dont le fondement se trouve dans la théorie de la vie psychique formulée par Freud. À quoi servent des études constitutionnelles et politiques au Liban tant que les comportements politiques sont souvent régis, au Liban et dans les autres pays arabes, par l’irrationnel ? Vaste chantier, par nature interdisciplinaire et qui n’empiète sur le domaine d’aucune discipline en particulier. La Fondation libanaise pour la paix civile permanente et l’Association libanaise des sciences politiques comptent l’entamer en septembre prochain. La collaboration de spécialistes connus et d’acteurs sociaux ne peut que l’enrichir. Article paru le mercredi 27 août 2008
Le deuxième complexe du Libanais est celui de la peur (al-khawf) : la peur, en politique, est un agent de mobilisation conflictuelle, surtout dans des sociétés multicommunautaires. Les pionniers de l’indépendance, dont Kazem Solh, Riad Solh, Béchara el-Khoury, Saëb Salam..., le comprenaient à travers le pacte national de 1943. Le terme tam’ana (sécuriser, tranquilliser)...