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Actualités - CHRONOLOGIE

THÉÂTRE Une mise en scène de Lina Abyad sur les planches du Gulbenkian, LAU* « Les Aveugles », c’est nous

« Il ne s’agit plus ici de la lutte déterminée d’un être contre un être, de la lutte d’un désir contre un autre ou de l’éternel combat de la passion et des devoirs. Il s’agirait plutôt de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. » Maurice Maeterlinck Le tableau – car c’en est véritablement un – est d’une beauté surréaliste. Sur des planches rectangulaires suspendues en escalier, douze étranges et fascinantes sculptures sont figées dans diverses positions. L’une est assise le menton reposant sur une canne. L’autre dort en position du fœtus. Certaines sont debout et d’autres sont agenouillées, mais toutes sont vêtues de robes à mi-chemin entre le style antique et le vêtement liturgique, d’une couleur qui oscille entre le rouge grenat et le bordeaux. Dans cette pénombre, l’espace d’un instant, le spectateur est saisi d’un doute : ces statues vont-elles jamais casser leur immobilisme ? Un chant sacré s’élève. Un chœur féminin, rejoint par des voix masculines. La scène s’éternise. On s’impatiente. On attend. L’action se fait attendre. Voilà, la pièce commence et l’attente avec. Sur une île indéterminée, dans une forêt indéfinie, à une distance incertaine d’un hospice et dans un moment vaguement situé entre les vêpres, le crépuscule et la nuit, un groupe d’aveugles… attend. On les a sortis, beaucoup plus tôt, parce que le soleil, paraît-il, luisait. Mais il commence à faire froid et la faim se fait sentir. Il faudrait que le prêtre se décide à les guider sur le chemin du retour. Parti chercher de l’eau, il tarde à revenir. En attendant, les douze aveugles ne peuvent compter que sur quelques échos lointains d’un clocher, quelques cris d’oiseaux, quelques odeurs de fleurs, pour les informer, et sur un nourrisson qui voit mais ne parle pas encore. Il y a peut-être un mort parmi eux, mais ils n’ont aucun moyen de le savoir. Et il y a peut-être bien un chien qui s’approche, mais la peur les paralyse et ils ne font plus un geste. Et peut-être que la folle pleure, mais peut-être que leurs perceptions exacerbées par la peur les trompent. C’est dans cette atmosphère de mort, où l’eau noire clapote le long des rochers, où le bruissement des feuilles annonce la venue d’un monstre, que se déroule cette pièce oppressante qui envoie le spectateur aux confins de l’autre monde. Heureusement que cette immersion dans l’univers sombre et sans appel des Aveugles de Maeterlinck, œuvre traduite vers l’arabe par Rachid el-Daïf et Lina Abyad, également metteur en scène, ne dure qu’une quarantaine de minutes. Clair/obscur Sur la scène, il y aura un effet permanent de léger contre-jour. Comme si le clair de lune faisait miroiter son éclat argenté entre les ombres des arbres. Ainsi, sans trop solliciter la rétine du public, celui-ci sera mis dans la situation d’un aveugle léger. Il aura par moments un petit doute sur la véracité de ce qu’il voit et devra faire appel à son ouïe pour équilibrer sa « vision » du spectacle. Les acteurs ne quitteront jamais la scène et il n’y a pas de rôle prédominant. La mise en scène se présente ainsi comme un travail de chef d’orchestre, un chœur qu’il s’agira d’organiser. D’autant plus que la couche de plâtre recouvrant leurs visages (et leurs corps) les rend imperméables à toute lumière et à toute vision extérieure. Le texte de la pièce est constitué de paroles échangées entre les aveugles. Des phrases courtes, parfois disparates, parfois absurdes, comme dans une polyphonie où l’écoute et les silences sont aussi importants que la parole. « Cette pièce en un acte, profondément pessimiste, du dramaturge, romancier et biologiste Maurice Maeterlinck (1862 - 1949) et prix Nobel de littérature en 1911, appartient au répertoire classique du symbolisme belge, à côté de Pelléas, Mélisande et L’Oiseau bleu ; elle a été un modèle pour le théâtre de l’absurde du XXe siècle, notamment celui de Beckett avec ses protagonistes condamnés à l’attente immobile de l’inévitable », précise la metteur en scène dans sa note d’intention. Dans ce drame symboliste, l’enfermement géographique dans l’île et la claustration psychologique provoquée par la cécité se font écho. Les Aveugles c’est nous. On l’aura compris, ce texte est une interrogation métaphysique sur le sens de la vie, et la cécité est une métaphore de notre condition humaine avec ce qu’elle a de tragique, d’absurde et parfois de drôle. Si l’homme n’est pas croyant, la conscience humaine ou l’humour peuvent-ils remplacer le vide ? Et s’ils ne le peuvent pas, que reste-t-il ? Une attente de la mort désespérée ? Et si, de plus, nous positionnons Les Aveugles dans le Beyrouth du XXIe siècle ? Le texte de Maeterlinck prend assurément un virage intéressant, à dimension non plus métaphysique ou existentielle, mais carrément politique, concernant ce qu’on appelle communément « le voir parler, le ne-pas-vouloir et le ne-plus-parler ». Mais d’abord, pourquoi ces personnes-là sont-elles venues sur l’île ? Peut-être fuient-elles une réalité qu’elles ne veulent pas voir ? Si l’existence dans l’isolement et la cécité n’est plus montrée comme un destin inévitable, mais la suite d’un choix tout à fait volontaire, le texte de Maeterlinck prend alors du relief. Ses misérables mendiants aveugles deviennent de monstrueux acteurs d’une société en déclin, d’une société de la séparation achevée : séparation de l’homme des autres, de ses frères, de lui-même, de la réalité. La cécité des personnages de Maeterlinck devient ainsi une métaphore pour la schizophrénie générale, l’état ambiant dans un système dont le pouvoir se fonde sur l’omniprésence des images et des médias… À méditer sur plusieurs niveaux donc. Maya GHANDOUR HERT * Ce soir, demain samedi et dimanche, à 20h30. Billets en vente au guichet du théâtre Gulbenkian, Lebanese American University, Koraytem.
« Il ne s’agit plus ici de la lutte déterminée d’un être contre un être,
de la lutte d’un désir contre un autre ou de l’éternel
combat de la passion et des devoirs. Il s’agirait plutôt
de faire voir ce qu’il y a d’étonnant dans le fait seul de vivre. »

Maurice Maeterlinck

Le tableau – car c’en est véritablement un – est d’une beauté...