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Actualités - OPINION

La parole aux médecins Mondialisation et psychiatrie Par le Dr Antoine COURBAN *

La médecine est-elle encore l’art de prévenir et guérir les maladies ? Ou bien est-elle en train de se transformer en une performance technique pourvoyeuse de « santé », c’est-à-dire de ce « bien-être complet, physique, mental et social », selon les définitions de l’OMS ? La médecine du XXIe siècle devient progressivement un des rouages d’un projet qui dépasse les limites du simple fait de soigner quelqu’un. Dans une étude publiée en avril 2008 (« e-Medicine Features Series », Newsletter April 2008, Attention Deficit Hyperactivity Disorder), le Pr Oskar Bukstein (Pittsburg School of Medicine) signalait que le trouble de déficit d’attention et hyperactivité (ADHD) était passé de 2 % à 18 % chez les enfants scolarisés américains en l’espace de quelques années. Le nombre actuel d’enfants américains atteints de ce trouble serait de cinq millions environ. Les questions que ces chiffres inquiétants soulèvent sont très simples : – S’agit-il d’une épidémie, d’un fléau comme le choléra, la peste, etc. ? – S’agit-il d’un abus de diagnostic ? – S’agit-il d’un fantasme, d’une superstition ? – S’agit-il d’une manière de classer le comportement des gens conforme à certains critères socioculturels ? Depuis les années 60, l’humanité évolue vers une médicalisation accrue de la société, que Foucault résume par l’expression « bio-pouvoir ». Il s’agit d’un projet qui considère que la non-conformité à certains paramètres sociaux, statistiquement établis, serait un signe morbide qu’on doit médicalement prévenir et soigner. Un tel projet change l’image du médecin qui devient une espèce de « tuteur » ou de « berger-manager » chargé de veiller sur le « cheptel » des individus-consommateurs en bonne santé. Cette transformation a été dénoncée par Sir Michael Attiyah, d’origine libanaise, éminent physicien et président de la prestigieuse Royal Society of London, dans son discours du 30 novembre 1995 : « Dans le monde actuel, la communauté scientifique risque de perdre à la fois son identité et sa vocation. L’ethos spécifique de la science devient de plus en plus difficile à discerner. À partir d’aujourd’hui, la science et le grand capital sont des partenaires à part entière. » Dans un monde dominé par la seule rationalité économique et la rentabilité du marché, la notion même d’éthique ne renvoie plus qu’à des valeurs de transaction. Cette évolution est particulièrement décelable en psychiatrie, qui a un profil spécifique au sein de la médecine. L’évaluation quantitative du coût et des résultats des actions médicales a certainement un caractère mondial. La recherche dans ce domaine repose sur l’idée que l’universalité de l’homme se retrouve dans ses constantes biologiques et dans son fonctionnement psychologique. Cette hypothèse est confirmée par des travaux qui montrent le caractère universel de certaines structures de fonctionnement psychologique. « Cependant et paradoxalement, le “projet psychiatrique”, lui, n’a pas ce même caractère universel », avait écrit en 2005 Marc Hayat, dans le Rapport de la Société française de psychiatrie. La psychiatrie se situe dans une zone intermédiaire entre un individu donné et la société dans laquelle il s’insère. Les « intérêts » de l’individu et ceux du groupe social divergent, c’est pourquoi la psychiatrie est le lieu médical privilégié où se révèle le mieux la dimension sociale de « La » maladie. Le « projet psychiatrique » ne peut se construire que dans une société donnée et s’enraciner dans sa culture. « Le lien entre psychiatrie et politique est donc structurel. » Tel est le problème que pose actuellement la mondialisation de l’approche américaine de la psychiatrie par le biais des « enquêtes de dépistage » conformément aux « check-lists » du catalogue DSM-IV devenu, au fil des ans, la bible mondiale en la matière. Il est souvent difficile de montrer que le projet psychiatrique en Amérique du Nord n’est pas le même de l’autre côté de l’Atlantique et ce, depuis les origines. La psychiatrie européenne est apparue avec Philippe Pinel (1742-1826), qui fut le premier médecin à pénétrer dans un asile d’aliénés (La Salpêtrière) et à briser les chaînes qui retenaient prisonniers ces pauvres malades considérés comme des objets. Ce geste inaugure l’émergence de la notion de « sujet » et du projet psychiatrique européen. Ce dernier considère que le malade mental demeure une personne à part entière, sa maladie est due à un trouble que le médecin peut soigner rationnellement en essayant d’entrer en communication avec cet « autre ». Deux concepts fondamentaux fondent ce projet : – La folie est folie du sujet, elle lui appartient. Le fou n’est jamais dépouillé de sa personnalité. – Le fou est un citoyen à part entière. Le projet psychiatrique anglo-saxon a vu le jour dans des conditions très différentes. Son initiateur n’était pas un médecin, mais un riche commerçant, de religion quaker, William Tuke, qui fonde en 1796 un lieu charitable, la Retreat, en faveur des malades mentaux de sa communauté. L’accueil des patients était basé sur le « traitement moral », c’est-à-dire un ensemble de contraintes morales et religieuses incarnant les valeurs puritaines et bourgeoises dans le cadre d’une structure familiale où le malade était considéré comme un enfant. La Retreat ne se présentait donc pas comme un établissement médical. Aucune attention n’était portée à l’évolution de « la maladie ». La philosophie de cet établissement était radicalement différente de celle de La Salpêtrière et son orientation était plus sociale que médicale. Depuis lors, la psychiatrie américaine demeure marquée par les constantes de cette culture où on retrouve le libéralisme anglo-saxon ; le puritanisme protestant et son esprit de conformité communautaire ; le pragmatisme et l’empirisme et leurs conséquences, à savoir la vision purement comportementaliste de la psychologie et la tendance marquée à vouloir reconstituer statistiquement le réel. C’est ainsi qu’il faut comprendre la polémique actuelle entre la nouvelle psychiatrie marquée par les neurosciences américaines, qui ne voient dans l’homme qu’un agencement de molécules organiques, et la psychanalyse. Cette dernière demeure une théorie, ses prétentions sont modestes. Cependant, malgré ses insuffisances et son dogmatisme, la psychanalyse est aujourd’hui le dernier lieu de refuge du « sujet », du moins en médecine. La psychiatrie neuro-scientifique ne peut en aucune manière prétendre tenir un discours sur la personne humaine. Elle ramène toutes les subtilités de l’âme humaine à un jeu de connexions chimiques entre cellules nerveuses. Ce faisant, la pensée humaine acquiert le même statut que toute autre sécrétion de l’organisme : salive, mucus, urine, etc. Dans de telles conditions « naturalistes », parler encore d’éthique ne peut pas renvoyer à une notion de « valeur », mais à des réalités matérielles et biologiques. Au nom de quoi, dès lors, l’homme aurait plus de valeur que les oiseaux du ciel et les fleurs des champs ? * Le Dr Antoine Courban est professeur d’histoire et de philosophie des sciences médicales.
La médecine est-elle encore l’art de prévenir et guérir les maladies ? Ou bien est-elle en train de se transformer en une performance technique pourvoyeuse de « santé », c’est-à-dire de ce « bien-être complet, physique, mental et social », selon les définitions de l’OMS ? La médecine du XXIe siècle devient progressivement un des rouages d’un projet qui...